Les plages du grand Sud sont envahies par les algues sargasses, substances brunes qui dégagent une odeur d’œufs pourris. Mais elles peuvent aussi être utilisées à bon escient
Dimanche 28 juin 2020. Le coronavirus fait encore parler de lui. Pourtant en plein cœur de la ville des Cayes, on ne remarque que peu de masques sur les visages. Quant à la distanciation sociale, comme partout ailleurs dans le pays, elle n’est qu’une expression qui ne fait plus peur.
Sur la route qui mène à la célèbre plage de Gelée, il est vrai qu’il n’y a pas foule. Mais sur la plage, des dizaines de gens sont quand même présents. Assis sur les chaises en plastique des restaurants, des clients attendent avec impatience leur plat de bananes pesées et de poissons grillés. D’autres personnes déambulent ici et là, sans but fixe, sans qu’on sache si ce sont des clients ou des curieux. On dirait presque un jour normal à Gelée.
Pourtant une fois sur le sable blanc de la plage, cette impression disparaît : elle est presque déserte. Quatre marchands de boissons, espacés de quelques mètres, proposent leurs liqueurs alcoolisées à des clients qui se font rares. Quelques baigneurs en tenue de plage regardent la mer avant de s’engouffrer dans les vagues.
Sur les bords du rivage, un épais amas d’une substance brune s’étale à perte de vue, et dégage une subtile odeur d’œufs pourris. Ce sont les algues sargasses, appelées aussi varech ou varess par les pêcheurs. Elles envahissent chaque année les côtes du pays. À Gelée, elles sont mélangées aux déchets en plastique des sodas et pourrissent l’ambiance de la plage.
Une invasion récente
C’est à partir de 2011 que les côtes d’Haïti ont commencé à recevoir de grandes quantités d’algues sargasses. Paul Judex Edouarzin est spécialiste en gouvernance environnementale et chef du bureau de Port-au-Prince du Programme des Nations unies pour l’environnement. D’après lui, certains endroits du pays sont plus touchés par les sargasses que d’autres.
« C’est un phénomène qui a toujours existé, dit Paul Judex Edouarzin. Ces algues marines venaient régulièrement échouer sur les côtes en Amérique et dans les Grandes Antilles. Mais cela ne durait que deux ou trois semaines. Désormais, la période d’échouage s’étend de mars à octobre. Ce sont pratiquement tous les pays de la Caraïbe qui sont touchés par le phénomène. »
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L’augmentation de la quantité d’algues n’est pas encore bien expliquée. « Certaines explications mettent en cause les perturbations des courants océaniques, affirme Paul Judex Edouarzin, d’autres croient que c’est un trop grand apport de nutriments qui en est à la base. Mais ce qui est sûr, l’activité humaine a une grande responsabilité dans le processus. On pense aussi que le réchauffement climatique y est pour quelque chose. »
En plus de la thèse du réchauffement global, certains chercheurs pointent du doigt les problèmes de déforestation de l’Amazonie. « Cette déforestation se fait en faveur de l’agriculture, et qui dit agriculture dit nutriments, qui vont par la suite rejoindre les cours d’eau en grandes concentrations. Et comme les mers se réchauffent, les algues sargasses trouvent l’énergie et les nutriments nécessaires à leur croissance », explique Paul Judex Edouarzin.
Mauvaises pour la pêche
Le directeur général du ministère de l’Environnement, Astrel Joseph, quant à lui, se dit préoccupé par les sargasses. Il assure que c’est une priorité pour le ministère qu’il dirige. « Nous savons que c’est une nuisance pour les communautés côtières, surtout les pêcheurs, dit-il. Ils n’ont pas toujours les moyens d’aller pêcher en haute mer, ils sont donc obligés de rester près des côtes. C’est aussi un problème pour la sécurité alimentaire, car les produits de la pêche sont importants. »
Comme elles viennent échouer sur le littoral, les sargasses causent de grands désagréments aux pêcheurs. Sylvain Josué se plaint de ne plus pouvoir rapporter la même quantité de poissons qu’avant. « Le varech est nuisible, se désole-t-il. Même quand nos filets sont pleins, nous ne pouvons pas les ramener sur la rive, car les algues nous en empêchent. Au final, la prise est minuscule. Maintenant je n’ai presque pas d’activités à cause de cela. Je viens aider ma femme à vendre des boissons sur la plage. »
Marie Suze Casseus regrette aussi la baisse de ses revenus. Elle est marchande de poissons, en même temps qu’elle tient un stand de boissons alcoolisées et de liqueurs à Gelée. « Les affaires vont mal, dit-elle. Chaque année le varech est là, et s’en va jusqu’au début de l’année scolaire. Pour la fête de Gelée, les autorités forment des groupes pour les ramasser, mais on ne peut pas l’enlever complètement. »
Une nuisance totale
Ce n’est pas uniquement la pêche qui se trouve affectée par les algues. Elles ont aussi un grand effet sur les paysages, l’économie, et l’environnement en général. « Les pays qui sont les plus affectés par les sargasses sont en même temps des pays qui vivent du tourisme de plage, explique Paul Judex Edouarzin. On a estimé en 2018 qu’à cause de ces algues, le tourisme dans la partie caribéenne du Mexique avait chuté de 35 % environ. De plus, les sargasses ont un coût financier important, parce qu’il faut les ramasser, nettoyer les rivages, stocker les algues, etc. »
À cause des algues sargasses, certains poissons meurent asphyxiés. Les tortues de mer en sont aussi victimes, car elles ne trouvent plus d’endroits ou pondre. Les sargasses sont aussi à la base des perturbations dans le cycle de vie de certaines espèces de coraux en les privant de lumière.
De plus, après un certain temps, les algues sargasses dégagent une odeur d’œufs pourris, qui provient du sulfure d’hydrogène et de l’ammoniac qu’elles dégagent. En grande quantité, cette substance peut être nocive pour l’homme. Ainsi, en Guadeloupe, les habitants se plaignent chaque année de maladies qu’ils associent au varech.
Mais il n’existe pas de preuves scientifiques qui démontrent qu’il est dangereux de se baigner dans une mer remplie d’algues sargasses. Tous les jours, des aventuriers viennent se plonger dans les eaux d’apparence sale de la mer de Gelée, ainsi colorées par les algues.
« Matant », la célèbre restauratrice de la plage, assure que les weekends l’espace ne désemplit pas. « Il faut venir ici un samedi, dans la matinée, pour voir les gens qui se baignent, et qui font toutes sortes de galipettes sur la plage, affirme-t-elle. On dirait que pour eux, le coronavirus n’existe pas. »
Valoriser pour contrecarrer
Même si elles sont naturelles, et qu’elles sont aussi un habitat pour certaines espèces de poissons, les dégâts que peuvent causer les sargasses quand elles sont en grande quantité ne sont pas négligeables.
Pour contrecarrer ces algues brunes, le mieux est de les valoriser, d’après Paul Judex Edouarzin. « Dans d’autres coins du monde, on essaie de les utiliser, dit-il. Il y a un foisonnement d’expériences de valorisation dans différents secteurs comme l’agriculture, l’élevage, l’industrie, le textile, l’énergie, etc. »
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Selon Astrel Joseph, le ministère de l’Environnement a déjà conduit deux expériences pilotes avec les sargasses. « Nous avons tenté de les transformer en compost, pour l’agriculture. Si les résultats sont positifs, nous irons à plus grande échelle », assure le numéro deux du ministère de l’Environnement.
Toutefois, pour que les résultats puissent se montrer, et ainsi pérenniser les expériences, il faut du financement. « Nous n’avions pas un budget énorme, c’était donc une activité limitée dans le temps, se lamente Astrel Joseph. Mais c’est à moyen et à long terme qu’on peut voir des résultats. Nous avons besoin d’un projet à long terme pour nettoyer, stocker, et utiliser les sargasses dans des sols agricoles, pour reboiser. »
D’après Paul Judex Edouarzin, avant de penser à valoriser les sargasses en Haïti, il faut s’assurer de certains paramètres. « D’abord, on doit apprendre à les connaître, affirme le spécialiste. Il s’agit non seulement d’identifier les zones qui sont les plus affectées, mais aussi connaître leur occurrence afin de s’assurer de leur disponibilité et de leur accessibilité.
En outre, les sargasses traînent avec elles des métaux lourds comme l’arsenic et d’autres polluants chimiques. Elles ont aussi une forte teneur en sodium, donc sont potentiellement nocives pour les sols. Ce n’est qu’après une compréhension poussée du phénomène, que l’on pourra monter un plan de gestion incluant la valorisation des sargasses. »
Jameson Francisque
Les photos sont de Frantz Cinéus – Ayibopost.
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