Ces derniers temps, plusieurs cas de fémicides ont été relayés dans la presse en Haïti. Au regard de la situation faudrait-il classer l’homicide des femmes en tant que problème de santé publique, comme c’est le cas dans plusieurs autres pays ?
Le 24 avril 2019, Jacques Saint-Vil reçoit un appel de son lieu de travail lui demandant de revenir à la maison en urgence. En arrivant chez lui, il retrouve sa femme, en larmes, et des voisins entourant le cadavre de Guetchine, sa fille ainée.
« Deux jours auparavant, elle m’a annoncé qu’elle rompait avec son petit ami, Lesley Saint-Louis, parce qu’elle suspectait qu’il était un homme marié. Mais, ce dernier lui a montré un comportement agressif après qu’elle lui a demandé de rompre », rapporte Jacques Saint-Vil. Le père avoue qu’il n’a pas eu le temps d’en discuter pleinement avec sa fille, mais il comptait reprendre la conversation avec elle plus tard dans la semaine.
Ce 24 avril, Guetchine, comme d’habitude, devait laisser la maison familiale en dernier pour se rendre à l’université. « Vers 8 heures, les voisins ont vu Lesley pénétrer la maison. Puis, ils l’ont entendu se disputer violemment avec Guetchine. Mais, [les voisins] se sont dit qu’ils ne vont pas s’immiscer dans des affaires de couple », poursuit le père de la victime.
Puis, un silence un brusque silence attirait encore plus l’attention du voisinage qui suivait de loin.
Un homicide
« Le seul voisin qui demandait à intervenir est handicapé » poursuit Jacques Saint-Vil.
« Lesley s’est ensuite déshabillé, puis rhabillé avec mes habits. Il est revenu avec quelques pommes en se faisant accompagner d’un de ses cousins prétextant qu’il ne savait rien. Puis, il est rentré et a commencé à crier à l’aide. »
C’est à ce moment que les voisins et un membre du CASEC sont intervenus, continue Jacques.
« Ils ont pensé à amener Guetchine à l’hôpital, mais elle était déjà morte. Puis, ils ont tenté d’appeler un juge de paix pour le constat légal. La mère de Lesley est arrivée en compagnie de deux de ses fils armés. Ils ont menacé ma femme et ont emporté le jeune homme », affirme Jacques.
En partant de la sorte, Lesley n’a pas eu le temps de récupérer ses pièces et ses vêtements. Jacques s’en est donc servi pour déposer une plainte à la Direction centrale de la Police judiciaire. Depuis, l’incident le présumé tueur ne s’est pas présenté sur son lieu de travail, toujours selon le père de la victime.
Fémicide ou féminicide en Haïti
Selon l’Organisation mondiale de la santé, « le fémicide est l’homicide volontaire d’une femme, mais il existe des définitions plus larges qui incluent tout meurtre de filles ou de femmes au simple motif qu’elles sont des femmes. »
Selon l’organisation, le fémicide est généralement commis par des hommes, mais il arrive parfois que des membres féminins de la famille soient impliqués. Le fémicide se distingue des homicides masculins par des particularités propres. Par exemple, la plupart des cas de fémicide sont commis par des partenaires ou des ex-partenaires, et sous-entendent des violences continuelles à la maison, des menaces ou des actes d’intimidation, des violences sexuelles ou des situations où les femmes ont moins de pouvoir ou moins de ressources que leur partenaire.
Ces actes affectent pratiquement toutes les sociétés. Selon les statistiques d’Eurostat, l’Allemagne détient le triste record du nombre de fémicides en 2019, suivi par la France où plus de 100 femmes ont été tuées par leur conjoint depuis janvier.
En Afrique du Sud, le journal The Citizen estime que trois femmes au moins sont tuées chaque jour. L’affaire concerne également l’Amérique du Sud où « les chiffres font froid dans le dos. »
En Haïti, entre mai 2018 et juillet 2019, soit moins d’un an, 7 cas répondant aux descriptions du féminicide ont été rapportés par les médias.
Le cas Régina Nicholas
Plusieurs de ces crimes ont été commis devant un public qui est resté souvent indifférent et le meurtrier a eu l’occasion de prendre la fuite.
Parmi les victimes se trouve Régina Nicholas, une photographe et comédienne de 27 ans tuée à la rue Monseigneur Guilloux.
« L’assassin a tué Régina sous les yeux des passants qui n’ont pas réagi pour sauver la vie de la jeune femme. Ils considéraient Régina comme une pute qui est en train de recevoir des raclées de son amant », dénonce la SOFA dans un document publié.
Un manque de données
Les données manquent en Haïti lorsqu’il s’agit de chiffrer les victimes de fémicides. Selon Sabine Lamour, directrice de Solidarite Fanm Ayisyèn (SOFA), le fémicide est une problématique nouvelle en Haïti.
« C’est ce qui explique cette absence de données. Bien avant, nous combattions contre les crimes et drames passionnels liés à la vie amoureuse. Mais au fur et à mesure, il y a un corps théorique qui se développe autour du féminicide », selon Sabine Lamour.
La chercheuse affirme que cela fait à peu près deux ans seulement que le terme féminicide est utilisé en Haïti contrairement aux autres pays de la région de l’Amérique latine.
Cependant, Sabine Lamour refuse de définir le féminicide comme un problème de santé publique en Haïti. « Nous ne pouvons pas déclarer que c’est un problème de santé publique par rapport à ce qui se passe à la façon dont elle est traitée dans d’autres pays. Il y a beaucoup d’études et de recherches qui doivent être élaborées afin qu’elle soit élaborée en tant que problème de santé publique », poursuit-elle en affirmant que cela requiert « un cheminement. »
Cependant, Sabine Lamour croit que le pays doit disposer d’une politique publique protégeant la vie et les droits des femmes. « Ensuite, je reste prudente lorsque j’emploie certains termes comme le féminicide en dehors d’un cadre de militance, car il y a des critères académiques à considérer d’une société à une autre. »
En Haïti, les actes d’agressions trouvent leur ancrage dans des stéréotypes traversant la culture du pays et faisant croire qu’un homme aurait le droit « de contrôler sa femme, y compris par l’usage de la violence », lit-on dans un document du Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD) publié en 2013.
Prévalence des agressions physiques et sexuelles contre les femmes
Le femicide ou féminicide se trouve à la fin d’un spectre de violence à l’égard de la femme. Cette violence se manifeste parfois psychologiquement, puis physiquement avant d’aboutir au meurtre.
Selon l’EMMUS-VI, 29 % des femmes âgées entre 15-49 ans « ont subi des actes de violence physique depuis l’âge de 15 ans. Parmi les femmes non célibataires, cette violence a été perpétrée, dans 45 % des cas, par le mari/partenaire actuel. »
Quant aux violences sexuelles, « une femme sur huit (12 %) a déclaré avoir subi des violences sexuelles à un moment quelconque de sa vie ; au cours des douze derniers mois, ce pourcentage est de 5 % », d’après les données de l’enquête.
37 % de ces femmes ont avoué avoir subi des blessures suite à leur agression tandis que seulement près d’un quart (24 %) des victimes ont affirmé avoir cherché de l’aide. Ces agressions prennent diverses formes, mais la bousculade (13 %) et la gifle (11 %) viennent en tête de liste.
« Une femme sur dix (10 %) a déclaré avoir été forcée physiquement à avoir des rapports sexuels avec le mari/partenaire quand elle ne le voulait pas et 23 % ont déclaré avoir été insultées ou rabaissées » selon les données de l’EMMUS VI.
Absence d’outils juridiques
Pour contrecarrer ce problème, Haïti a signé depuis le 9 juin 1994 la Convention internationale sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence faites aux femmes. En plus, à travers le décret du 6 juillet 2005, le pouvoir exécutif a modifié le régime des agressions sexuelles et éliminé les discriminations contre les femmes.
Malgré l’adhésion du pays à plusieurs conventions internationales, les institutions juridiques ne cessent « de pâtir d’une capacité limitée qui s’est encore accrue à la suite du séisme de 2010, et qui contribue en partie à un problème d’impunité à large échelle », a constaté le PNUD en 2013.
Dans plusieurs sociétés comme la France et le Mexique, des institutions militent pour l’inscription du féminicide dans le Code pénal.
En Haïti sans cette qualification spécifique, le Code pénal punit l’homicide du conjoint comme n’importe quel autre meurtre volontaire. L’article 269 se lit comme suit : « le meurtre par le conjoint de l’un ou de l’autre sexe sur son conjoint n’est pas excusable, si la vie du conjoint qui a commis le meurtre n’a pas été mise en péril dans le moment où le meurtre a eu lieu. »
Ainsi le 7 aout dernier, Ernest Rigaud a été condamné à 10 ans de prison pour avoir poignardé à mort sa femme, Marlène Colin. La durée estimée trop longue de la sentence a suscité le mécontentement de beaucoup d’internautes.
« Dans le cas du meurtre de Marlène Colin, le crime devait être spécifié, car le criminel est passé aux aveux. La société a souvent tendance à juger ces actes comme étant un crime passionnel, pourtant ce sont en réalité des meurtres prémédités », explique Sabine Lamour qui reste sceptique sur l’utilisation du terme féminicide.
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