POLITIQUE

30 répétitions du mot «système» et autres bizarreries dans la conférence de Jovenel Moïse

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Le président de la République, Jovenel Moise, s’est adressé pour la 2e fois en moins d’un mois à la population. Retour sur les points à souligner dans sa prise de parole

Le décor était bien planté ce mardi 15 octobre 2019. Dans la cour du Palais national encore en ruines, Jovenel Moise avait donné rendez-vous à la Presse.

Après son adresse à la nation du 25 septembre 2019, la crise politique avait pris encore plus d’ampleur. Plusieurs manifestations ont été organisées dans tout le pays, drainant des milliers de mécontents, qui ne rêvent que de la démission du chef de l’État.

Cette démission n’est pas à l’ordre du jour, selon les mots du président. Démissionner, d’après lui, serait irresponsable.

Alors, la solution, en plus du dialogue, c’est de s’adresser à la population, pour dénoncer le système. Pendant environ 59 minutes, le président fustigera ce système qui a ses gardiens, ses jouisseurs, ses victimes et ses héritiers. Le mot système, véritable star du message du président a été répété pas moins de 30 fois. Dans un discours parsemé d’inexactitudes, Jovenel Moise a fait le show.

Manque de crédibilité et aveu d’impuissance

Selon Ralph E. François, analyste en leadership, c’est de loin la meilleure performance du chef de l’État dans ses prises de parole. « Le discours, ainsi que la conférence de presse qui a suivi est d’une grande cohérence interne, dit-il. Le président a été catégorique sur le ton, et ferme dans sa posture. Il a choisi la méthode la plus compliquée, le tac au tac avec la Presse. Pendant toute la prestation, il s’est adressé à la population, même quand il répondait aux questions des journalistes. Il a cherché à jouer sur les émotions. »

Cependant, si dans la forme le président a paru maîtriser la situation, dans le fond son discours manque de sincérité.

Manque de sincérité

Jovenel Moise, selon l’analyste en leadership, n’est pas authentique : « On peut prendre comme exemple son allusion aux 25 000 marchandes qui devaient bénéficier d’un prêt de l’ONA. Pourtant il avoue que des mois après, moins de la moitié de ces commerçantes l’ont effectivement reçu. Cela montre qu’il n’a ni la puissance ni l’autorité pour faire respecter ses décisions. C’est un aveu d’impuissance. »

Contrairement à son adresse à la nation du 25 septembre, il a progressé dans l’utilisation des pronoms. Selon Ralph E. François, cette fois le pronom dominant était le « Je », cité une vingtaine de fois, comparé au « Nous » mentionné 13 fois.

Des demi-vérités

Pourtant, bien que plus engagé dans le discours, Jovenel Moise fuit encore ses responsabilités. « Non seulement ce discours arrive trop tard, mais le président a donné des demi-vérités, dit Yvens Rumbold, spécialiste en communication. Il dénonce des contrats qui ont été signés par sa propre famille politique, en rejetant la faute sur le gouvernement de transition. Pour moi, sa crédibilité en tant que président est tombée d’un cran. Il ne veut pas vraiment changer le système ; il souhaite seulement dédouaner certains acteurs. »

« Le président ne fait que chercher des boucs émissaires, poursuit-il. A un point tel que pour lui tous les problèmes du pays se résument à ce système qui lui met des bâtons dans les roues, parce qu’il se dresse en face de ses intérêts. »

Opération séduction ?

« La stratégie du président est simple, explique Ralph E. François. Dans son discours, il s’est adressé à deux groupes : d’abord ses sympathisants, et ceux qui sont réticents à l’appel à la démission, ensuite le secteur privé et la classe politique. Il cherche à jouer sur son origine sociale, ainsi que sur les inquiétudes de la population. Le président jette du sable dans la machine des acteurs qui demandent la transition, qui sont toujours les mêmes. Jovenel Moise veut montrer que même si une transition peut être une bonne chose, ces acteurs ne sont pas crédibles. Comme il fait beaucoup de répétitions pour jouer sur les émotions des gens, ceux-ci l’ont partiellement cru. »

Yvens Rumbold ne croit pas que le message du président ait réussi à séduire la population. Selon lui, le chef de l’État a voulu adopter trois attitudes. « Premièrement, il a pris un ton polémique, lorsqu’il dénonçait les gardiens et héritiers du système. Mais pour convaincre le peuple, il faut aller au-delà de la dénonciation. Le président cite les pratiques, mais il ne cite pas les gens. »

« Puis, poursuit le spécialiste en communication, dans une attitude démonstrative, il a essayé d’expliquer les raisons pour lesquelles il ne pouvait rien faire. Et là même s’il est conscient de ses responsabilités, il prend ses distances par rapport aux évènements. Il se met au-dessus du lot. »

Le président a cherché aussi à prendre une attitude d’engagement, qui était à même de séduire. Mais pour que cette opération de séduction réussisse, il fallait de la sincérité et de la vérité, qui ont grandement fait défaut au discours de Jovenel Moise.

« Pour séduire la population, dit Yvens Rumbold, il devait montrer qu’il était son héros. Qu’il prenait des actions concrètes en sa faveur. De plus, le président n’a fait aucune allusion aux soupçons qui pèsent sur lui, ou sur ses proches. Non seulement il n’élucide rien de ce qu’on lui reproche, mais il n’annonce pas non plus quelles actions il compte entreprendre. Cette opération de séduction est un échec. »

Un danger pour la mobilisation

Lors de cet échange avec les journalistes, le président de la République a informé qu’il comptait parler à nouveau dans quelques jours.

Selon Ralph E. François, une nouvelle prise de parole peut causer du tort à la mobilisation contre le chef de l’État. « Si les acteurs ne présentent pas un front uni pour faire émerger une vraie proposition de transition, dit-il, le président restera encore au pouvoir. Avec ce discours, Jovenel Moise a gagné un peu de terrain. Si dans les prochains jours il s’exprime à nouveau de la même façon, ses chances de rester augmenteront. »

Yvens Rumbold n’est pas aussi catégorique. « Si le président offre plus de détails dans son prochain discours, cela peut avoir un impact sur la crise, pense-t-il. Mais, pour que le message ait de l’effet, il faut aussi que son porteur soit crédible. Le passé est important. Sinon les gens ne verront qu’un président qui fait des révélations parce qu’il veut sauver sa peau. »

« Ensuite, continue-t-il, le discours montre une absence de compétence communicationnelle du président. Il ne comprend pas les vrais enjeux, et sa métaphore sur la lumière et l’obscurité le prouve. Jovenel Moise ne se rend pas compte que dans le pays, il y a des gens qui meurent de faim. Les quelques actions que le gouvernement a entreprises et qu’il énumère ne concernent que Port-au-Prince. Pourtant d’autres villes de province vivent une situation difficile. »

Dans son message, le président a attaqué de plein fouet le secteur privé. Selon Yvens Rumbold, il est normal que les membres de ce secteur jettent encore plus leur énergie dans la bataille pour renverser le président. Mais d’après lui, la mobilisation des citoyens ne doit être en faveur d’aucun groupe précis. « Nous ne devons pas être dupes, dit-il. Après le dénouement de la crise, il faut que ces acteurs viennent aussi s’expliquer sur ces accusations. »

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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