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(1986-2016), trente ans de vide : Une défaite de la pensée !

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« C’est toujours la même eau qui coule, c’est toujours le raisin qui saoule, la même chanson qui fait danser la foule » Michel Sardou

En lisant le titre de ce texte, on irait très vite penser soit à celui de Roger GAILLARD se rapportant à la déroute de l’Intelligence ou à celui d’Alain FINKIELKRAUT traitant de la défaite de la pensée. Il ne s’agit pourtant ni de  GAILLARD ni de FINKIELKRAUT, il se veut être un constat sur trente ans, soit de 1986 à 2016… 1986, j’avais quinze ans et j’étais au début d’une adolescence où par delà les effervescences de ce temps, je pouvais rêver de beaucoup de choses, si ce n’est d’une belle Haïti mais tout de même d’un pays oú la lutte ne serait pas seulement pour la survie … Nous avons souhaité nous battre pour la vie mais faute de mieux ou de boussole, nos frères et sœurs haïtiens courent après la survie car aujourd’hui, la vie se vit si difficilement ici.

  Il ne fait pas de doute qu’aujourd’hui, au regard de tout ce qui se donne à voir comme image par les acteurs qui occupent le devant de la scène publique, le changement d’Haïti, auquel s’accroche désespérément une poignée d’haïtiens encore obnubilée par l’idée que les choses pourraient se faire autrement, est nul et non avenu. Inutile d’aller par quatre chemins pour s’en rendre compte quand on observe que sur les réseaux sociaux, dans les émissions d’analyse politique, voire dans les conversations quotidiennes rythmées entre autres par l’inquiétude de l’insécurité grandissante, de la cherté des produits et de la  chute vertigineuse de la gourde, une préoccupation: quel temps de loup  atteint de rage  vivons-nous ?

Une amie poète m’avait dit une fois, que l’ascension a une limite et que la chute n’en n’a pas. J’avais osé croire que parce que nous avions touché le fond et donc que nous n’avions d’autres alternatives que nous relever. Hélas !

Au-delà de l’évidence des mauvais procédés qu’elle recèle et qu’elle prend forcément  pour acquises, elle tourne ses regards vers l’insoutenable étrangeté d’un phénomène inédit à ce jour dans l’histoire nationale: le spectre du repartimientos.

Alors que partout dans le monde et surtout dans les pays modèles d’une logique de circonscription dans la modernité, la politique s’efforce d’être plutôt éthique, en Haïti nous nous y opposons farouchement. Le spectacle que nous offrons est la séparation de ministères et de Directions générales en plein palais, en pleine rue, en plein parlement, en plein restaurant, en voiture et même en taxi.

Au nom de ce nouveau principe qui devient la seule idéologie politique résolument émancipatrice, présidents, parlementaires, partis politiques  et autres assoiffés dignitaires de l’État s’entre-déchirent pour le partage du butin de guerre que représentent les ministères, les directions générales et autres organes publics déjà pillés par l’administration Martelly/Lamothe/Paul/. Dans ce concours de dépeçage de l’État le maintien ou le départ de l’actuel président provisoire (définitif) était aussi conditionné par une tendance accessoirement dominante au pays des ayant-droit promoteurs auto proclamés d’une « bonne » gestion (circonstancielle) de la chose publique.

Les temps sont difficiles. Le pays va  tellement mal que la chronique de la mort annoncée semble se vérifier plus tôt que prévue. Alors qu’on a déjà joué toutes les cartes, celles de placer les gens prétendument compétents, boursouflés de diplômes au timon des affaires, celles des techniciens du savoir pratique, des gestionnaires, des dirigeants réputés pour leur amour indéfectible de la cause du peuple, des leaders charismatiques, des hommes de carrière, experts en matière de gestion et d’administration publique comme c’est le cas à l’heure actuelle, le changement tant attendu et pour lequel tant de vies ont été massacrées ne parait toujours pas à l’horizon.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Telle est la question que l’on ne peut manquer de se poser face au  constat d’une descente aux enfers de tonalité fataliste. A cette phase du débat, et de manière irrémédiable, le recours à ce que l’on qualifierait à l’envi, d’ère du changement depuis le 7 février 1986, est implacable.

En effet, au lendemain de la chute de la maison des Duvalier, Haïti se réveilla dans l’euphorie de la victoire, de la fierté et de la détermination à se prendre désormais en charge, exprimant ainsi  sa vive détermination à faire société autrement en faisant signe dans la voie démocratique.

Comme nous le rappellent à bon droit nombre de nos chercheur, dans l’imaginaire collectif tout laissait augurer des lendemains qui chantent pour la nation haïtienne, perçue comme nouvellement indépendante. On croyait ainsi bien faire en exorcisant le pouvoir duvaliérien. Et la constitution de 1987 votée par voie référendaire peu de temps après consigne les nouvelles aspirations progressistes du peuple haïtien. Haïti semblait faire écho à la voix de pape Jean-Paul II : il faut que quelque chose change !

Pourtant, le rêve de construire une société sur la base des principes démocratiques n’a toujours pas pu dans les faits se réaliser, au point que d’aucuns parlent de révisionnisme et de  démocratie introuvable dans le sens de Pierre Rosanvallon.

Trente ans après, nous en sommes donc  à ce stade de délabrement mental et d’affaissement matériel qui rend nécessaire la question suivante dans le sillage de la réflexion d’Alain Badiou : De quoi cette indigence caractérisée que l’on voit à l’œuvre dans toutes les sphères de la vie publique en Haïti est-elle le nom ?

Devant l’incapacité (voire l’indifférence) à entreprendre quoi que ce soit de grand et de valeureux, les forces concertées de la médiocratie ont fini par prendre le dessus en installant un «haitian way of life » fonctionnant à la mode de l’amateurisme et du « Ote-toi que je m’y mette ! ».Tournant ainsi le dos à la voie du progrès. Les inconséquences de cet état de choses s’en ressentent jusque dans l’identification des problèmes structurels qui minent la société haïtienne dans toute sa profondeur.

Pour caricaturer un peu, le recours au texte de Fritz Gérald Chéry est à cet égard, quoi que long,  très  évocateur : « En effet, la faiblesse de la réflexion produite par les intellectuels haïtiens sur le sens de leur société et les aspirations des nouvelles cohortes de jeunes des trois dernières décennies limite le simple citoyen dans sa capacité d’avoir des idées claires sur la manière de voir se réorganiser le système politique, la vie sociale et le droit de repenser Haïti. Pour appuyer une telle assertion, rappelons que la réforme de la justice lancée depuis plus de dix ans n’a pas donné aux citoyens l’impression que le système judiciaire haïtien a changé. Celles de l’état et de l’économie piétinent. Au niveau de la production intellectuelle, les penseurs haïtiens des années 70 à 2010 ont moins fait que ceux des années 30 à 60, qui avaient éclairé les pratiques des gouvernements des années 46 à 86. De plus, il ne faut surtout pas nier que les responsables haïtiens font confiance aux rapports et aux idées venant de ses bailleurs de fond, au détriment de ceux qui viennent de ses citoyens, attitude qui questionne les fondements de la démocratie haïtienne, qui ne croit pas aux idées de ses citoyens. Du fait de cette carence d’idées originales sur l’organisation de la société, certains individus croient qu’Haïti peut subitement revenir au duvaliérisme, pris comme un prêt- à – porter taillé pour tous les corps, en dépit des changements majeurs qui se sont produits à travers le monde et en Haïti, dont l’accès à l’information facilitant de nouvelles perceptions chez les individus de la liberté, de leurs droits politiques et de l’égalité politique ».

Il faut interpeller les élites ! Je ne cesse de le crier haut, très fort, des fois tout bas dans une illusion de révolution tranquille. Perplexité.

Au niveau de l’éducation, nous avons raté le train des douze mesures du Ministre Bernard. Le rien, la non-production, enfin le vide et la dégringolade nous ont fait applaudir ces dernières reprises à la lettre environ trente ans après dans une logique de l’éducation de qualité. Quoique mongoliennes ces mesures parce qu’elles datent de trente ans et que l’on devrait être très loin déjà et vraiment plus loin, elles ont été reçues à bras ouverts par la population qui a soif et qui mérite une éducation de qualité. Une fois de plus, ces efforts viennent de s’estomper car  les Repartimientos auront raison de ces élans.

Au niveau de l’environnement, nous n’avons pas pu concevoir, élaborer voir mettre en œuvre une politique publique capable de nous protéger dans nos vingt sept mille kilomètres carrés. Alors que des ministres se succèdent, aucun objectif ne se définit et le résultat est le spectacle que nous offrent nos rues après quelques gouttes de pluie.

Depuis le MUPANAH en 1983, aucun édifice digne de ce nom n’a été construit. On répare mal les aéroports dans le seul but de s’enrichir, on asphalte les corridors des bidonvilles,  nos villes se meurent, rue Montalais, cette rue qui était si belle, agonise. L’université est ce qu’elle est, une peau de chagrin.

Au niveau de La santé publique, faute d’un plan clairement défini, l’Etat fait de la propagande, produit du spectacle et épate en exhibant un hélicoptère- ambulance en lieu et place d’une structure hospitalière qui pourrait desservir la population.

Cette description sans partialité de notre déchéance est d’autant plus justifiée qu’en s’en tenant à un état des lieux des causes de nos malheurs, il importerait de dire qu’à part les menus efforts accomplis dans le domaine de la littérature rien de prestigieux ne peut être valablement mis à notre compte.

Autant dire que les agitations qui se font autour de la culture, du cheminement de la réforme à l’université, de la société civile, de l’économie, du renouvellement de nos élites, de l’éducation, de l’environnement, pour ne citer que ces secteurs, ne sont que des bruits sourds qui n’ont servi au bout du compte qu’à une seule et unique chose, trente ans après la dictature : la fabrication de l’ère du vide.

1986-2016, ce sont trente ans de vide où les politiques ont accusé et accusent un déficit énorme de savoir-faire !

Au bout du compte, cette période trentenaire peut se résumer sans heurt à un cuisant échec, une pitoyable descente aux enfers  qu’aucun « historien-géologue », selon le sens qu’en donne Paul Veyne dans son fameux livre Comment on écrit l’histoire,  ne pouvait prédire ni anticiper. Aujourd’hui, notre horreur pour tout ce qui a rapport à l’édification morale, politique  et intellectuelle de ce  pays a des noms (n’ayons pas peur de mettre des visages sur les actes !) : elle s’identifie facilement, rien qu’en évoquant des noms de personnages illustres  reconnus par le passé soit  pour leur engagement militant à la cause du changement de notre pays,  soit pour leur dévouement sans bornes à la normalisation de la fonction publique, et qui sont devenus il y a peu des acteurs de premier plan tels Victor Benoit, Paul Denis, Andris Riché,  Evans Paul, Jocelerme Privert etc…

En revenant sur l’action de ces acteurs « quatrevingtsixards », nul ne peut s’empêcher de croire à la pertinence de Marx selon laquelle : « la première fois, l’histoire apparait comme une tragédie, la deuxième fois comme une comédie ». Aucun savoir-faire n’a donc  pris les commandes au moment de leurs prises de fonction jusqu’à la fin de leurs mandats. L’État, en ayant assez de payer les pots cassés, se résout à devenir une simple formalité de détention de ministères et  de directions générales, et se loge désormais  chez les Youri Latortue, les Garry Bodo et leurs collègues parlementaires qui veillent  jour et nuit à sa sûreté. Une situation qui oblige à reprendre le chemin de l’observation de Maurice  SIXTO qui nous rappelait il y a plus de trente ans que nous aimons les paradoxes.

De même qu’il existait un  temps  où la saison était si triste qu’il fallait se parler par signes, le temps politique que nous vivons est celui où nos chefs ne veulent même plus attendre le vote des bêtes sauvages pour enclencher le processus du repartimientos.

Sur la base du constat de la fabrication du brassage du vide, de l’indigence dans laquelle sont maintenues les couches défavorisées de la population qui ne demandent qu’un minimum de bien-être dû à leur humanité, et convaincu que le temps de demander des comptes est venu, il est plus que souhaitable que nos politiques ravalent leur caquet et laissent la place à une énergie nouvellement fondatrice et qui prend sens dans l’idée qu’on ne peut plus se laisser gouverner par la médiocratie, comme le dirait Leslie François Saint-Roc MANIGAT.

Merci à Jacques Roumain de nous avoir laissé Gouverneur de la rosée qui nous donne encore le droit de rêver… Merci à la génération Café Philo, Ayibopost, la loi de ma bouche, Groupe Echo, Elan et toutes les autres qui oeuvrent à fabriquer un sens commun qui emportera le rêve devenu cauchemar de 1986.

Yves  Lafortune

Image: Jean-Claude Coutausse

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