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Mamman m’a vendue comme domestique

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Maman se vante que sa fille a quitté la campagne pour rejoindre la frénésie des grandes villes. Elle claironne à qui veut l’entendre que j’entame des études secondaires dans une institution renommée de Port-au-Prince et que je m’y rends chaussée de cuir et accoutrée d’un uniforme à col bien repassé. Il parait que ce sont là des signes irréfutables d’un milieu scolaire respectable où les philosophes sont sûrs de voir s’ouvrir les portes de l’université, sans avoir à poiroter sur les listes d’attente, en souhaitant que des âmes perdues désistent et laissent la place libre aux plus futés. Bien sûr, les voisines n’y voient que du feu, et les exclamations tantôt sincères, tantôt forcées, fusent de partout. La petite maigrichonne s’en va enfin vers un monde meilleur, et ce sera une bouche de moins à nourrir dans ce deux-pièces qui tient à peine debout sous le poids d’un foyer surpeuplé de douze enfants et d’une mère qui a longtemps cessé de traquer les pères déserteurs.

Je suis partie le cœur en miettes, brisée par l’appréhension et la peur de l’inconnu, partagée entre l’envie de changer le cours du destin et celle de rester en enfer pour affronter ce qui m’était familier: la faim! Devant ce mal qui nous rongeait, les autres facteurs qui faisaient miroiter la misère dans le regard des miens, semblaient bien insignifiants. Après tout, nous nous étions habitués aux monticules de crasse qui prenaient le gîte sur nos matelas, nos murs et notre cuir chevelu. D’un commun accord nous avions conclu que l’eau traitée demeurait un luxe inaccessible pour des parias de notre genre; il fallait se débrouiller d’une autre façon pour apaiser notre soif. Le bain chez nous se prenait dans des occasions particulières, comme le mariage d’un parent assez proche ou le dimanche de Pâques (dans cette marche vers l’apocalypse, un Dieu suprême conférait un sens à notre fatalité). Et là encore, le savon de lessive devait être conservé et remplacé par un feuillage qui ne gratterait pas. Il valait mieux ne pas compliquer la vie si simple que nous avions.

Dans la Terios rouge flambant neuve de Tatie Maud qui me paraissait aussi luisante que le cercueil qui transportait le notaire de la ville de Belle-Anse, je voyais défiler devant moi des paysages jusque là encore insoupçonnés. Quand on se rend à Port-au-Prince dans des espèces de camions pour bétails, entassés sur des sacs de charbon, le mal de route nous empêche de regarder au dehors. Il nous incite plutôt à fermer les yeux en priant que ce sera la dernière crevasse, le dernier virage, le dernier coup sonore de klaxon. Tatie Maud s’était vue attribuée le rôle de marraine lorsque ma mère, lessiveuse assignée à sa résidence était tombée enceinte bien trop jeune pour vouloir garder cette bâtarde qui arrivait comme un cheveu sur la soupe. Je ne saurais dire si ma marraine s’était sentie si concernée par les escapades de son mari vers les dépendances aux heures tardives de la nuit qu’elle s’était vue dans l’obligation de plaider la cause contre l’avortement. Avant même de rentrer dans ses fonctions de marraine, elle avait pris très à cœur son rôle de belle-mère, jusqu’à ce que, son mari écœuré que son fruit illégitime s’affiche si grotesquement sous ses yeux, ne quitte la maison. Avec une situation financière à sauver, Tatie Maud, nous renvoya là où nous appartenions: à Belle-Anse.

Après 17 ans de silence, mon géniteur s’inquiétait de son salut et semblait vouloir remédier au problème qui pourrait lui entraver les voies du paradis. Comme un enfant prodigue, me voilà de retour au bercail, après cinq classes redoublées, un tympan endommagé par un excès de cérumen endurci par le temps et une peau gercée par la démangeaison et les morsures d’insectes. Pour la première fois depuis que j’avais quitté le taudis familial, je souris à l’idée qu’il me déporterait aussitôt qu’il aurait aperçu ma tronche maladive et les tâches de rougeole sur les baguettes qui me servaient de jambes.

Lorsque je franchis le seuil de la maison où j’ai été conçue, les battements de mon cœur s’activèrent dans une course folle et les gouttes de sueur qui perlaient sur mon front depuis une demi-heure, s’étaient soudainement refroidies jusqu’à devenir glaciales. Un pas, deux pas, et s’étalaient sur le tapis de bienvenue le riz et la purée de pois ingurgités avec gloutonnerie depuis Mariani. Avant même d’avoir rencontré mon père et essayé mon uniforme à col je nettoyais du vomi, brossait le carrelage du rez-de- chaussée et lavais une multitude de chaudières si énormes que je risquerais de me retrouver au fond à la moindre brise.

Après six mois, attelée au réchaud à charbon, entourée de mon pilon d’épices, de mon panier de légumes, et de mon sceau d’eau bouillante, j’attendais toujours mes chaussures en cuir et mon premier jour de classe. Chaque soir, étendue sur le plancher de l’ancienne chambre d’une lessiveuse, je me demande si maman m’a vendue au diable ou si elle croyait sincèrement aux contes de fées.

Farinja Bazin Belance

Image: Haitibones.org

Je suis passionnée de lecture, de cinéma et d’histoire mais l’écriture demeure ma seconde nature. Ma plume me propulse au-delà des frontières de ce monde. Avec elle, la liberté est à portée de main

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