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L’étrangère du tap-tap | les inconnus bien connus

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Elle circule en tap-tap depuis toujours. La voiture privée étant encore un luxe, le tap-tap reste quand même, après la moto, le choix le plus économique. Enfin, c’est davantage une façon de parler qu’une vérité établie. Parce que s’il faut compter les nombreuses heures passées dans les bouchons et la valeur marchande de ce temps perdu, à l’évidence, on perd autant d’argent et même davantage que s’il fallait faire la route à pied. C’est d’ailleurs fort de ce calcul qu’elle a depuis un moment opté pour la moto. Moins sécure et plus chère certes, mais plus rapide. Cela dit, elle revient toujours à son bon vieux tap-tap quand la bourse est moins garnie.

L’étrangère prend donc un tap-tap en ce matin de saison des vaches maigres à l’angle des rues du Centre et des Miracles. Petite robe à pois, cheveux lâchés, sac au dos, chaussures plates confortables, elle se hisse tant bien que mal sur l’accroche pied en fer très mal forgé. Elle évite de justesse de culbuter sur les planches installées dans l’étroit couloir à passager. Elle va presqu’au fond du tap-tap pour laisser la place aux futurs arrivants. Avant elle, deux femmes et deux hommes étaient déjà à bord. Ils sont cinq au total, mais en réalité, ils étaient bien plus nombreux que cela dans l’étroit habitacle. Les opérations d’addition ne permettant pas de cumuler humains et choses, c’est la seule raison pour laquelle seules les personnes sont dénombrées. Avec tous les sacs qui étaient là sinon, …

Aux cinq passagers, dont l’étrangère, s’ajoutent sept autres personnes, puisqu’il faut être 12 ou 14 pour que le tap-tap démarre. Les chauffeurs les plus effrontés vont jusqu’à faire souder des bancs raides sur des bouts de fer rouillés, sans coussins au dos, pour allonger le tap-tap. A ce moment, 16 à 17 passagers peuvent embarquer, non sans problème. Mais ça c’est lorsqu’ils n’ajoutent pas un petit banc dans l’allée. Tant pis donc pour celui qui se retrouve à la queue. En plus du soleil qui tape dur, il lui faudra faire avec l’inconfort d’une barre de fer dans le derrière.

A 12 passagers, le compte est bon. Ils sont loin d’être sapés mais il n’y a pas de quoi se plaindre non plus. La fin de la journée est encore loin, il est donc trop tôt pour les exhalaisons fortes, les vêtements de travail maculés de tâches de graisses, de caca de poule ou de cambouis. Entre-temps, le couloir a bien eu le temps de se remplir d’autres sacs, obstruant cet unique passage qui sépare tous les tap-tap en deux. Le moteur démarre enfin, destination Pétionville. Mais juste avant, l’étrangère voit une dernière bonne femme monter tout au bout, les mains chargées d’une cuvette remplie d’objets divers. Les yeux écarquillés, elle se demande comment tiendra la femme sur tout le trajet. Celle-ci pourtant se soucie peu de ce détail. Elle s’installe si bien qu’elle a le temps de demander un sachet d’eau à un monsieur qu’elle ne se semble connaître ni d’Adam ni d’Eve. Le bonhomme qui a un paquet rempli d’autres sachets d’eau la regarde, sourit, et le lui tend sans mot dire. Pour ce trajet,  chose rare, pas de « rideau ». Il faut entendre par rideau, les passagers qui s’accrochent debout derrière le tap-tap.

Alors que le tap-tap est coincé dans l’immanquable bouchon de Lalue (avenue John Brown), l’étrangère a tout le temps d’observer, de scruter les regards et de lire sur les visages. Elle se fait surprendre à plusieurs reprises par un homme assis juste en face, mais elle recommence son manège dès que celui-ci semble oublier sa présence. Silence. Personne ne cause bruyamment comme c’est généralement le cas. Sur les visages, frustration, crispation, résignation, indifférence. Chacun, yeux grands ouverts,  est perdu dans son univers. Sauf les deux dames, également en face de l’étrangère, qui se sont réfugiées dans le sommeil. L’une a quand même le réflexe de serrer les lèvres chaque fois que la bouche veut s’ouvrir béante sur des dents manquantes. L’autre, tête baissée, tangue au gré des mouvements de freins ou d’accélération du véhicule.

Un autre monsieur, tout au fond, juste à côté de l’étrangère, garde la tête carrément tournée vers l’extérieur. Il n’a sans aucun doute pas remarqué la jeune femme à la mine renfrognée dont le profond décolleté laisse peu de place à l’imagination sur sa poitrine généreuse. La seule à se sortir du l’eau, la femme au bout du tap-tap ; la bonne vivante, qui a eu le réflexe de demander le sachet d’eau à son inconnu de voisin plutôt que de s’en payer un. L’insouciance sur son visage était remarquable dans cet environnement presque moribond. Il est clair qu’elle est du genre à prendre la vie comme elle vient, sans se soucier de ce qu’apportera demain. Ou même la prochaine heure.

Tous ces visages, c’est bien la première fois qu’elle les voyait ce matin-là, l’étrangère. A les scruter pourtant, elle ne put s’empêcher de revoir ce prof fauché, enseignant dans une école de son quartier. La dormeuse aux dents manquantes ressemble trait pour trait à une marchande ambulante d’œufs bouillis et de figues mûres qui passe devant chez elle tous les matins depuis plus de vingt ans. Quant au type qui n’a cure de ses compagnons de route, ben, c’est son sosie. Oui, à elle, l’étrangère qui, toutes ces années, avait fermé les yeux sur tous les problèmes de la communauté qui l’avait vu grandir. Le type est exactement comme elle et tous ces autres qui ont réussi à échapper à la marginalisation dans laquelle on veut encore les enfermer ; ces mêmes qui ne font rien pour en sauver les autres. Une marginalisation telle que le moindre geste aurait fait une énorme différence.

Quand elle descend du tap-tap, elle repense à tous ces visages. Inconnus mais bien connus. Elle se dit que finalement, c’était elle, l’étrangère, l’intruse de ce tap-tap.

 

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