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Les femmes, doublement victimes de la guerre entre 400 Mawozo et Chen Mechan

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En plus du problème de prise en charge adéquate, les femmes manquent d’intimité

Il est 2 h de l’après-midi, le samedi 14 mai 2022, à Clercine. Il fait un soleil de plomb. Le vent soulève la poussière qui s’attaque aux yeux, au nez et à la bouche. Sur la place publique baptisée « Basket », une vingtaine de personnes, notamment des jeunes hommes, font passer le temps en discutant, en buvant un verre ou en jouant aux dominos. Ce sont pour la plupart des réfugiés qui ont réussi à fuir les quartiers touchés par le conflit entre 400 Marozo et Chen Mechan. Ils occupent la place avant de passer la nuit dans le camp où ils ont été installés, une ancienne école appelée Kay Kastò.

Parmi eux, une dame d’une trentaine d’années s’affaire, un sac sous le bras et un sachet plastique prêt à craquer à la main. Il s’agit de Moïse Michel Ange. La mère de trois enfants se prépare à rentrer chez elle, à Butte Boyer, en plein cœur du territoire où se sont affrontés les deux gangs. Mais l’école de ses enfants a repris depuis plusieurs jours ; elle doit aller chercher leurs uniformes et quelques affaires.

Moïse est pressée, mais elle a le temps d’expliquer comment sa situation de femme déplacée est difficile. « Je reviens de chez un ami qui m’a fait cadeau de 500 gourdes. J’en ai profité pour lui prendre deux serviettes hygiéniques. J’ai mes règles depuis deux jours, et parmi les kits qu’on nous a distribués, il n’y en avait pas », affirme-t-elle.

Il n’y a en effet aucune prise en charge qui tienne compte des spécificités de genre, dans l’aide reçue jusque-là. Pourtant, les femmes sont les premières victimes de ces situations, selon Carole Pierre Paul, féministe et ancienne responsable de la Solidarite Fanm Ayisyèn.

« Il existe des protocoles internationaux qui exigent d’en tenir compte, explique Pierre Paul. L’approche doit être différente pour hommes et femmes. Nous vivons dans une société où le patriarcat est très fort, même si les familles sont majoritairement monoparentales avec des femmes chefs de famille. Les femmes sont les plus pauvres, et elles sont majoritaires dans les quartiers défavorisés. Quand il y a ces conflits, ce sont d’abord elles qui en subissent les contrecoups. »

Le Réseau national de défense des droits de l’homme prépare un rapport consacré à la situation de ces femmes réfugiées, affirme Marie Rosie Auguste, responsable des programmes de l’institution.

 « La question du genre est très importante. Jusque-là, il n’y a eu que l’aménagement de l’espace de cette ancienne école Kay kastò, qui réponde à cette spécificité. Il a été décidé que les femmes avec au moins un enfant en bas âge y seraient accueillies. »

Dans la base de données du comité communal de la protection civile de Tabarre, il y avait 163 femmes réfugiées en tout en date du 18 mai 2022. C’est ce que révèle Emmanuel Pierre Saint, son coordonnateur technique.

« Il y a des femmes de tout âge. Certaines ont des enfants. Il y en a aussi qui sont handicapées. Le programme alimentaire mondial a distribué quelques kits hygiéniques, mais il est vrai que nous ne pensions pas que la situation durerait autant », confie le responsable.

Il confirme qu’il n’y a pas eu de prise en charge médicale spécifique pour les femmes. « Des médecins sont venus, mais ils étaient là pour tout le monde », dit-il.

Guerline Clervile, une mère de deux enfants, est enceinte. Elle est réfugiée « Kay Kastò » depuis plus de deux semaines. Il ne lui reste que quelques semaines avant qu’elle mette au monde son troisième enfant. Aucun gynécologue ne l’a consultée dans l’abri.

« Je n’ai pas encore réfléchi à ce qui se passera après l’accouchement, confie Clervile. J’en suis encore à me demander comment, mais surtout où je vais accoucher. Les gens qui viennent ici ne s’intéressent pas à ça. Il y a eu par exemple une clinique mobile de Médecins sans frontières, mais ils cherchaient surtout des personnes blessées. »

Dans un coin du camp, Watson Mede, un couteau à la main, cherche frénétiquement un t-shirt blanc dans ses affaires. Le jeune homme d’une vingtaine d’années est né et a grandi à la Croix des Missions. Il a été l’un des premiers à venir se réfugier sur la place. Dès qu’il trouve l’habit qu’il cherchait, il le déchire difficilement en plusieurs morceaux qu’il tend à une jeune femme, en guise de serviette hygiénique. Avec une mine de dégout, Mede affirme qu’il n’a jamais été aussi proche d’une femme qui a ses règles.

En plus du problème de prise en charge adéquate, les femmes manquent d’intimité. Ils sont plus de cinquante personnes, entassées dans l’ancienne école aménagée en abri… Pots de chambre remplis d’urine, vêtements sales, assiettes en styrofoam qui trainent partout rendent la promiscuité encore plus insupportable.

Pour Carole Pierre Paul, l’absence d’intimité pour le bain, l’hygiène intime, etc., augmente la vulnérabilité des filles et des femmes. « Dans les camps, elles sont encore exposées aux violences, notamment les violences sexuelles. Elles peuvent être violées, ou s’adonner à la prostitution ; nous avons vu des cas pareils après le tremblement de terre de 2010. »

Jusque-là aucun cas de viol n’a été enregistré dans ce camp de Clercine. Selon le coordonnateur de la protection civile de Tabarre, une personne est chargée de la surveillance de l’abri matin et soir. Mais, au cas où cela arriverait, les personnes concernées doivent se rendre à PRAN MEN M-MSF de Delmas 33, une clinique spécialisée de Médecins sans frontières dans la prise en charge de survivants de violence sexuelle.

Les photos sont de Carvens Adelson pour AyiboPost.

Carole Pierre Paul est une ancienne responsable de la Solidarite Fanm Ayisyèn. Une erreur avait été glissée dans une précédente version de cet article. 16.20 26.05.2022

Melissa Béralus est diplômée en beaux-arts de l’École Nationale des Arts d’Haïti, étudiante en Histoire de l’Art et Archéologie. Peintre et écrivain, elle enseigne actuellement le créole haïtien et le dessin à l’école secondaire.

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