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Le juge Merlan Belabre dénonce les autorités haïtiennes

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Le nouveau juge d’instruction sur l’assassinat de Jovenel Moïse remet sa vie entre les mains des autorités qui, dit-il, ne font rien pour garantir sa sécurité, dans une lettre rendue publique datée du 12 mars 2022 et authentifiée par AyiboPost

Dix jours. C’est le temps qu’il a fallu pour solder la rupture de confiance entre le juge d’instruction Merlan Belabre et les autorités haïtiennes. Fraichement sélectionné pour mener l’enquête sur l’assassinat de Jovenel Moïse, Merlan Belabre « constate que le pouvoir exécutif, le conseil supérieur [du pouvoir judiciaire] l’ont livré avec sa famille aux assassins et kidnappeurs », dans une lettre manuscrite datée du 12 mars. Contacté par AyiboPost, via WhatsApp, le juge d’instruction a authentifié la correspondance.

« Ils m’ont confié ce dossier, sans prendre aucune disposition pour me le donner physiquement et pour assurer ma sécurité et celle de ma famille», écrit le magistrat. « J’informe l’opinion que je n’ai pas de pays de rechange, continue Belabre. Moi et ma famille, nous ne quitterons pas Haïti. »

Selon le juge, l’Etat haïtien est responsable de ce qui peut bien arriver à lui, sa famille ou ses collaborateurs.

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Merlan Belabre est le quatrième magistrat instructeur en charge du dossier de l’assassinat de Jovenel Moïse. Il succède à Mathieu Chanlatte, Garry Orélien et Chavannes Étienne. Le juge Orélien a été écarté du dossier mi-janvier 2021 par le doyen Bernard Saint-Vil après des dénonciations de scandale de corruption.

Selon le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), Garry Orélien aurait reçu d’un ancien directeur général de la PNH deux millions de gourdes pour planifier une parodie d’audition. Méfiant, le directeur se serait quand même présenté avec 53 agents de la PNH et sept véhicules, pour empêcher toute éventuelle arrestation.

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Analia Sylva est greffière rattachée au cabinet du juge Merlan Belabre. Elle dit ne pas comprendre ce qui se passe dans le processus de l’acheminement du dossier, plus d’une semaine après le choix du juge par le doyen Bernard Saint-Vil.

« Je me rends au cabinet chaque jour dans l’attente de recevoir le dossier. Pour l’instant, je ne comprends rien au processus. On m’a seulement dit que le dossier est volumineux. J’ai déjà choisi deux greffiers qui doivent m’aider avec l’inventaire. Donc on attend », confie la greffière Sylva à AyiboPost samedi.

Cependant, la greffière est très sceptique quant à l’acheminement du dossier au bureau du juge Belabre au tribunal de première instance au Bicentenaire.
« Le dossier est très sensible. Je ne crois pas qu’on va l’apporter au tribunal. On devrait créer un autre bureau pour ce dossier. Mais, c’est le doyen [Bernard Saint-Vil] qui doit en décider », a fait savoir Sylva. Les multiples tentatives d’AyiboPost pour entrer en contact avec le doyen sont restées infructueuses avant publication.

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Gédéon est directeur du Centre d’analyse et de recherche en droits humains (CARDH). Selon lui, la justice haïtienne est impuissante.

« Le système judiciaire ne peut pas traiter le dossier de l’assassinat de Jovenel Moïse. La première limite est le droit. Nous n’avons pas des lois qui sont adaptées. D’ailleurs, l’État haïtien n’a aucune position sur l’assassinat du président Jovenel Moïse. On a une justice qui est dysfonctionnelle. On a seulement trois juges à la Cour de cassation alors qu’il devrait y en avoir douze », détaille Jean.

Aux dires du responsable du CARDH, le dossier de l’assassinat du président Jovenel Moïse est très complexe. Il y a plusieurs paramètres qu’on doit prendre en compte.

« Il faut placer l’assassinat de Jovenel Moïse dans son contexte. Cet acte a plusieurs dimensions. Il y a une dimension politique, économique, géopolitique, etc. Il faut tenir compte de tout cela dans l’enquête », analyse le militant des droits humains.

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« Il faut qu’il y ait une réforme dans le système judiciaire haïtien pour que l’enquête de Jovenel Moïse aboutisse, déclare-t-il. Seulement un tribunal spécial peut traiter cet assassinat. Par exemple, on doit avoir la participation de juges internationaux dans l’enquête. »

Maître Marcello Jean Louis est avocat. Il partage l’avis de maître Gédéon Jean sur la complexité de l’enquête.

« Le dossier a besoin d’experts. Par exemple, on ne peut pas instruire cette affaire sans le support des experts en balistique, en médico-légal », ajoute de son côté le coordonnateur sud du Bureau des droits humains en Haïti (BDHH).

Quant à la durée pour que le juge rende son ordonnance comme l’exige le doyen, l’avocat est clair là-dessus : « Trois mois ne sont pas suffisants, avance-t-il. Le juge a le droit de prolonger le délai pour pouvoir bien mener l’enquête. Il a le droit de le faire, selon la loi du 29 janvier 1979 sur l’appel pénal. Dans ce cas, le juge doit prendre une ordonnance de prorogation qu’il communiquera au doyen et au commissaire du gouvernement pour les notifier. »

Qui est Merlan Belabre ?

Âgé de 55 ans, Merlan Belabre est originaire de Petit-Goâve. Il a fait une licence en sciences juridiques à la Faculté de droit et des sciences économiques (FDSE) de 1994 à 1999. De 1991 à 1994, Merlan Belabre a été responsable du bureau de Petit-Goâve de l’Amicale des juristes. En 2002 il est sorti de l’École de la Magistrature (EMA) après une année de formation.

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Avant d’être nommé juge de paix titulaire à Petit-Goâve en 2004, maître Belabre a enseigné les sciences sociales dans des écoles secondaires à Miragoâne ainsi qu’à Petit-Goâve. Il a été juge au tribunal de première instance et juge pour enfant au tribunal pour enfants de Port-au-Prince, d’avril 2008 à février 2012. De 2012 à nos jours, il est juge et juge d’instruction au tribunal de première instance de Port-au-Prince. Actuellement, il fait une maîtrise en criminologie.

Marcello Jean Louis a été à l’EMA. Il a fait quelques expériences avec Merlan Belabre dans le système judiciaire. « On était ensemble à l’école de la magistrature, dit-il. On a fait un stage aux Cayes», témoigne maître Jean Louis.

«C’est un homme qui a le sens de la justice, selon Louis. De 2004 à nos jours, son nom n’est cité dans aucun scandale dans le système judiciaire comme un juge qui a reçu des pots-de-vin pour sortir une ordonnance ou pour libérer une personne», poursuit l’ancien juge qui dit avoir laissé le système judiciaire volontairement en 2010.

« Je ne crois pas qu’on doit avoir des doutes sur sa capacité ainsi que sa personnalité dans le cadre d’une enquête judiciaire. Il a des compétences techniques», renforce l’enseignant.

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Jusqu’à ce qu’il soit choisi pour instruire le dossier de l’assassinat de Jovenel Moïse, Merlan Belabre n’était pas une figure de proue dans le système judiciaire haïtien. Mais il a notamment eu à ordonner, le 12 décembre 2019, la levée de l’immunité du sénateur Gracia Delva, dans un dossier d’enlèvement contre rançon, commis sur Jean Neel Michel.

«Je ne sais quels sont les grands dossiers qu’il a déjà traités. Cela est valable pour tous les juges du système», lance Me Gédéon Jean.

En mars 2019, les supporteurs de Joseph Michel Martelly avaient agressé Maître Gédéon Jean en sortant d’une émission à radio Télé Caraïbes. Il avait porté plainte le 24 mars 2019. On avait confié le dossier à Merlan Belabre, selon la victime. Sa mauvaise expérience avec le juge le pousse à redouter la capacité et la volonté du magistrat.

«Juge Belabre devait instruire mon dossier, il n’avait rien fait. Je ne crois pas qu’il va pouvoir instruire ce dossier», conclut-il.

En 2013 Merlan Belabre avait sous sa responsabilité l’instruction du dossier d’accusation de viol opposant Marie Danielle Bernadin à Josué Pierre Louis, qui était à l’époque président du Conseil électoral permanent. Les avocats de Bernardin, à savoir André Michel et Newton Louis St Juste, avaient récusé le juge Belabre. Ils l’ont accusé d’être un bon ami de l’accusé.

Actuellement, Josué Pierre Louis est secrétaire général du palais national. Il y a été installé de force par le Premier ministre Ariel Henry. Le président a été assassiné dans sa résidence privée le 7 juillet 2021 à Pèlerin 5. Des appels téléphoniques lient Ariel Henry à un des principaux suspects, Joseph Félix Badio.

Photo de couverture : Valérie Baeriswyl

Cet article a été mis à jour. 8.42 14.3.2022

Molière Adely pratique le journalisme depuis 2018. Il a déjà collaboré avec plusieurs médias. Étudiant en sociologie à la Faculté d’Ethnologie de l’Université d’État d’Haïti (FE/UEH), Adely s’intéresse à la politique, la culture et aux sujets de société.

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