SOCIÉTÉTremblement de terre

Décider quel blessé grave sera évacué ou pas… le dilemme moral d’un médecin dans le Sud

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Quand les ressources ne suffisent pas pour satisfaire les besoins en santé en situation d’urgence, il faut prioriser celles et ceux ayant le plus de chance de survie.

 

Ils étaient quatre. Tous des enfants retrouvés dans le coma avec plusieurs fractures graves à la tête. Entre les répliques puissantes, les patients aux visages déformés par la douleur et l’hostilité de certains proches, un jeune docteur doit prendre une décision dramatique. 

Le choix de Dyemy Dumerjuste déterminera qui d’entre ces jeunes rescapés sera évacué dans l’hélicoptère de Haïti Air Ambulance pour recevoir des soins, en marge du séisme dévastateur du 14 août dernier. 

Les autres ne survivront peut-être pas… « Ils étaient polytraumatisés », précise Dyemy Dumerjuste s’exprimant selon les termes médicaux.

Un choix difficile 

La scène se déroule à Miragoâne, le samedi 14 août 2021, suite au tremblement de terre qui a fait plus de 2000 morts et des milliers de blessés. Les professionnels de la santé se trouvent entourés de passants et de journalistes. 

L’un des membres de la presse dont le nom est gardé secret voulait qu’on évacue les blessés les plus graves, se souvient Dumerjuste. «J’ai refusé parce que des signes montraient qu’ils n’allaient pas survivre, poursuit le médecin. Mécontent, celui-ci nous a alors menacé en nous laissant clairement entendre que nous pourrions ne pas pouvoir quitter les lieux si nous nous obstinons à ne pas obéir». 

Les frustrations et l’énervement remplissaient l’air. La pluie aussi s’annonçait. L’assistance ne maîtrise guère le système appelé parfois « triage », appliquée par Dumerjuste. Quand les ressources ne suffisent pas pour satisfaire les besoins en santé en situation d’urgence, il faut prioriser celles et ceux ayant le plus de chance de survie.

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Alors que Dumerjuste et ses collègues font l’éloge du système qui remonte au moins à Napoléon Bonaparte, un des enfants polytraumatisés finit par rendre l’âme. Une présence policière a aidé à calmer la situation. « Un autre [enfant] était également décédé sur place, bien avant qu’on ait eu le temps de se déplacer, ajoute le médecin de vol. Les deux enfants morts étaient ceux qu’on avait refusé d’évacuer ». 

Des décisions qui heurtent 

« Toute erreur commise lors des interventions en cas de catastrophe a des répercussions directes sur la vie des gens, affirme Dyemy Dumerjuste. Aussi, prendre avec soi un malade dont on est sûr qu’il mourra et laisser un autre ayant plus de chance de vivre n’est pas sans conséquences. Cela peut non seulement empirer le cas de ce dernier, mais aussi causer son décès ».

Par conséquent, de nouvelles stratégies sont toujours de mise. Dans leur mission d’évaluation et de prise en charge des patients critiques, les professionnels de Haïti Air Ambulance ont donc décidé de privilégier certains groupes, soit « des victimes ayant reçu des chocs crâniens et celles qui ont besoin d’une intervention urgente ». Mais là encore, la situation exige que parmi les cas les plus graves, ce sont ceux qui peuvent être sauvés qui sont privilégiés. 

«Lorsque nous sommes arrivés à Miragoâne et qu’on nous a amené les enfants, nous l’avons expliqué à l’équipe médicale», continue le médecin.

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La résolution n’est certes pas comprise par tous, mais elle s’est avérée importante. Surtout que, toujours selon les propos de Dumerjuste, la principale activité de ces urgentistes se résume à transporter des blessés depuis le Sud vers l’Ouest du pays depuis samedi.

Intervention taillée sur mesure

Lorsque le tremblement de terre a eu lieu le samedi 14 août, le docteur Dumerjuste était à Port-au-Prince. « La première réaction a été d’évaluer la situation pour voir où les besoins se faisaient désirer le plus et où nous pourrions intervenir directement », informe-t-il. Une équipe d’évaluation s’est envolée vers le Sud pour revenir quelque temps après avec un bilan. 

Et c’est à partir de ce bilan que les autres décisions ont été prises. « Nous avons vite constaté qu’aucune réponse véritable n’était donnée pour les Nippes. Nous avons contacté le Dr Donald François qui est le directeur médical de l’hôpital Sainte-Thérèse de Miragoâne. Il nous a assuré que sa ville n’était pas touchée, mais que les autres communes l’étaient et que celles-ci évacuaient leurs victimes à son hôpital. » 

Pour intervenir auprès de ces blessés, l’équipe d’Haïti Air Ambulance s’est rendue à Petit trou de Nippes. « Les premières victimes étaient moins graves, note le docteur urgentiste. La plupart venaient seules d’ailleurs parce qu’elles pouvaient marcher. Ce n’est qu’après que des cas vraiment complexes commencèrent à arriver ».

Solidarité à nulle autre pareille

Plusieurs hôpitaux sont partenaires de Haiti Air Ambulance. Et ceux-ci ont répondu présents après le tremblement de terre, selon les propos du docteur. « Une fois qu’on atterrit à Port-au-Prince, le Centre ambulancier national transporte les victimes vers ces hôpitaux qui s’assurent du reste ». 

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C’est ainsi que cela s’est passé pour les enfants polytraumatisés. L’hôpital Saint-Luc les a accueillis pour faire les scanners nécessaires, puis les a rapidement transférés à l’hôpital Bernard Mevs. 

Ce comportement témoigne d’une solidarité haïtienne qui existe depuis samedi, selon Dyemy Dumerjuste. Qu’il s’agisse des particuliers ou des institutions de santé, tous ont réagi pour venir en aide aux gens du Sud. « Les ambulances qui le peuvent, transportent les victimes plus ou moins stables par voie terrestre. Des professionnels de santé s’étant rendus sur place permettent qu’on s’occupe uniquement des plus graves parce qu’ils se chargent de certaines interventions ». 

À cause du passage de Grace, tous les vols ont été suspendus par mesure de précaution. Mais spécialisé à voler en pleine tempête, un hélicoptère des garde-côtes américaine effectuait des évacuations, rapporte Dumerjuste. Certains hélicoptères privés aussi ont continué à évacuer des blessés et cela a vraiment aidé. « Car, contrairement aux hélicoptères de la garde-côte américaine, nos appareils nous permettent de nous envoler uniquement avec un patient adulte et deux enfants. Lorsque nous avons plusieurs patients nous sollicitons l’aide des partenaires ».

Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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