Deux responsables au niveau du département et un policier sur place dénoncent un déficit de coordination entre les autorités départementales et les autorités centrales, un « manque de volonté institutionnelle » ainsi que la persistance de certains problèmes structurels qui seraient profitables aux gangs armés
Les dernières attaques sanglantes du gang Gran Grif à Pont-Sondé, lancées dans la soirée du 29 novembre, interviennent dans un contexte où les bandits continuent d’élargir leur zone d’influence dans le département de l’Artibonite.
Et ce, malgré les annonces constantes des autorités, l’arrivée de nouveaux chars blindés dans cette zone, et la mise en place à Pont-Sondé, en 2024, d’une base permanente de la mission multinationale dirigée par le Kenya.
Contactées par AyiboPost, deux sources judiciaires — le doyen du tribunal de première instance de Saint-Marc et le commissaire du gouvernement de cette juridiction, tous deux activement impliqués dans les démarches visant à rétablir la sécurité dans le département — ainsi qu’un policier déployé sur le terrain, dénoncent la posture adoptée par les forces de l’ordre face à l’insécurité croissante.
Ils soulignent un déficit de coordination entre les autorités départementales et les autorités centrales, un « manque de volonté institutionnelle » ainsi que la persistance de certains problèmes structurels qui seraient profitables aux gangs armés.
Les récentes attaques sur Pont-Sondé ont été sanglantes et dévastatrices.
Les gangs ont pillé et incendié des maisons, tué des enfants, violé des femmes et des filles, d’après les témoignages de six victimes recueillis par AyiboPost.

Dégats causés par le gang Gran Grif dans l’Artibonite. Photo prise par Joël Larose le 5 décembre 2025 dans la localité de Haut Latour à Pont Sondé.
Des organisations locales évoquent plus d’une vingtaine de personnes tuées par les bandits dans cette localité située dans la commune de Saint-Marc, dans l’Artibonite.
Le soir de l’attaque, Joël Larose, un habitant de Pont-Sondé, a réussi à sauver sa vie de justesse après que les bandits ont attaqué sa maison où se trouvaient cinq autres membres de sa famille.
L’homme a pu trouver refuge chez un ami à Saint-Marc, où il dit vivre sans grands moyens de subsistance.
De son côté, Junior Lucius explique à AyiboPost que sa femme, sa nièce de quatorze ans ainsi qu’une autre fille de quinze ans qui se trouvaient au même endroit ont toutes été violées par les assaillants ce soir-là.
Des messages diffusés par le gang quelques jours plus tôt laissaient déjà présager ces offensives criminelles.
Les gangs ont pillé et incendié des maisons, tué des enfants, violé des femmes et des filles, d’après les témoignages de six victimes recueillis par AyiboPost.
Dans un message vocal publié via les réseaux sociaux le 25 novembre, le chef de gang Lucson Elan avait indiqué avoir perdu des « marchandises » qui auraient été saisies dans la localité de Descordes, à Pont-sondé.
Il a alors déclaré avoir accordé un délai de deux jours aux habitants de Descordes, de Labé, de Bwa Lavil en haut et de Sannit pour les lui remettre, faute de quoi il passerait à l’action.
Si le chef de gang n’avait pas précisé la nature de ces « marchandises », un membre de la brigade d’autodéfense avait mis en ligne une vidéo dans laquelle il dit avoir saisi une cargaison de munitions supposément appartenu au gang.
D’autres motivations auraient également poussé ces attaques.
Depuis 2024, le gang tente d’installer un poste de péage sur la route nationale numéro 1, à Pont-Sondé. Mais la présence de la brigade d’autodéfense les en empêche.
Dans une vidéo publiée dans la foulée des attaques, Kenken, se présentant comme un ancien membre du groupe d’autodéfense, désormais affilié au gang de Savien, explique que les attaques visaient à défier la brigade d’autodéfense et installer ce poste de péage.
Selon Venson François, commissaire du gouvernement pour l’arrondissement de Saint-Marc contacté par AyiboPost, aucune disposition n’a été prise par les autorités pour empêcher l’exécution des menaces des gangs.
Alors que ces derniers attaquaient la localité, il explique n’avoir pas pu joindre le directeur départemental de la police [ Pierre-Louis Jean Alex ] au téléphone.
« C’est un déficit total de communication », affirme François à AyiboPost.
AyiboPost n’a pas pu entrer en contact avec le directeur départemental avant la publication de cet article.

Des maisons incendiées par le gang Gran Grif dans l’Artibonite. Photo prise par Joël Larose le 5 décembre 2025 dans la localité de Haut Latour à Pont Sondé.
En 2024, le commissaire du gouvernement avait été impliqué dans les initiatives visant à faciliter le retour des forces de l’ordre dans la commune de Petite-Rivière de l’Artibonite, après que celles-ci ont abandonné le commissariat communal face aux assauts des bandits deux ans avant.
Venson François avait promis à la population la neutralisation du gang Gran grif.
Il estime désormais que les institutions manquent de détermination pour répondre efficacement à l’insécurité dans l’Artibonite.
Selon lui, les forces de l’ordre étaient sur le point d’en finir avec le gang de Savien à la fin de l’année 2024, mais les demandes de renforts étaient restées sans réponse.
Venson François dénonce les changements répétés à la tête de la police dans l’Artibonite.
En octobre dernier, Jean Alex Pierre-Louis a été installé comme nouveau directeur départemental, en remplacement de Jacques Ader, resté en fonction un peu plus d’un mois.
Le départ de ce dernier est intervenu dans un climat de fortes tensions, après la mort de Wilford Ferdinand, alias Ti Will, aux Gonaïves.
Ancien membre influent du Front de Résistance de 2004, il aurait été tué lors d’échanges de tirs avec la police, selon une note de l’institution.
L’incident avait suscité de vives émotions au sein de la population de Raboteau, qui réclamait la révocation du directeur départemental.
« Depuis l’arrivée de cette nouvelle équipe [ à la direction départementale de police ] j’ai sollicité la Direction centrale de la police administrative pour qu’elle nous fournisse des engins lourds afin de combler les trous creusés par les bandits, mais ils m’ont répondu qu’ils n’en disposaient pas », déclare Venson Francois.
Le commissaire critique également le comportement de certains policiers déployés sur le terrain qui refuseraient de participer aux opérations.
« En dépit des rapports transmis, les autorités ne prennent aucune mesure exemplaire. Lors des affrontements, il arrive que les policiers, lorsqu’il y a des blessés, se replient et se retrouvent contraints d’abandonner », déplore Venson François.
Il ajoute que, depuis deux mois, il n’est plus en mesure de se rendre sur le terrain pour évaluer les besoins des agents sur place et assurer les suivis nécessaires auprès des responsables.
Les bandes armées intensifient leur emprise sur l’Artibonite depuis au moins cinq ans.
Au 30 juin 2025, le Bureau intégré des Nations unies en Haïti (BINUH) recensait plus de 92 300 personnes déplacées dans le département de l’Artibonite.
Lire aussi : Artibonite : une zone agricole devenue vallée du crime
Les gangs avaient également contraint plus de 2 500 écoles à fermer leurs portes dans le département, selon des données communiquées à AyiboPost en 2024 par Yves Roblin, directeur au ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle.
Entre octobre 2024 et le 30 juin 2025, au moins 1 018 personnes ont été tuées, 213 blessées et 620 enlevées dans les départements de l’Artibonite et du Centre, ainsi qu’à Ganthier et Fonds-Parisien.
En septembre et octobre 2025, le gang Gran grif a pris pour cible les communes de Lestère et de Liancourt, incendiant des plantations de riz ainsi que des dépôts de céréales appartenant aux paysans, dans un contexte où le département est confronté à une grave crise alimentaire.
À la suite des incursions meurtrières menées par ce même gang à Pont-Sondé en octobre 2024 pendant lesquelles plusieurs dizaines de personnes ont été tuées, la force dirigée par le Kenya avait annoncé la mise en place d’une base d’opérations avancée dans la zone.
Selon Venson François, la présence de cette base dans la zone n’a pas empêché les gangs de mener leurs attaques pendant près de cinq jours, à moins d’un kilomètre de la position kényane lors de leurs récentes incursions.
Il dénonce le délai observé dans les interventions de la force étrangère au niveau du département.
« Parfois, nous avons besoin de mener une opération, mais il faut tout un lobbying auprès des personnes proches du général Otunge pour obtenir son autorisation », explique Venson François.
Les gangs avaient également contraint plus de 2 500 écoles à fermer leurs portes dans le département, selon des données communiquées à AyiboPost en 2024 par Yves Roblin, directeur au ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle.
Depuis 2024, deux officiers de cette force internationale ont été tués par les gangs dans l’Artibonite.
Ces derniers ont aussi incendié plusieurs chars blindés appartenant à la force multinationale.
AyiboPost n’a pas pu obtenir de commentaires de la force étrangère, présente dans le pays depuis plus d’un an, avant la publication de cet article.
Pour Me Fleurimond Exumé, doyen du tribunal de première instance de Saint-Marc et recteur de l’Université Nissage Saget contacté par AyiboPost, la situation devient de plus en plus préoccupante dans le département.
Selon lui, l’existence d’une seule direction départementale de police, chargée à la fois du Haut et du Bas-Artibonite et basée aux Gonaïves, allonge les délais d’intervention de la Police.
Aujourd’hui, explique-t-il, le gang Kokorat san ras contrôle une partie des axes menant vers les Gonaïves, ce qui ralentit l’arrivée des renforts lors des attaques perpétrées par les groupes armés.
Face au manque d’initiatives des forces de l’ordre, poursuit Me Exumé à AyiboPost, la brigade d’autodéfense apparaît comme un rempart non négligeable contre l’avancée des gangs.
Mais cette brigade est régulièrement accusée de commettre des atrocités contre la population civile.
Après avoir vidé une bonne partie de Pont-Sondé de ses habitants, les gangs menacent désormais la ville de Saint Marc, ville refuge pour des milliers de familles chassées par les violences.
Sur le terrain, un policier affecté au commissariat de cette ville confirme la montée du péril.
Selon l’agent, les bandits coupent les routes, contrôlent les accès à Pont-Sondé et occupent les mornes qui ceinturent la ville de Saint Marc.
« Nous sommes dépassés. Les forces déployées sont insuffisantes et les gangs attaquent sur plusieurs fronts. Il nous faudrait des hélicoptères », explique-t-il à AyiboPost.
Cette situation survient plus de trois semaines après des interventions policières à Croix-des-Bouquets, où les autorités avaient engagé des combats depuis des hélicoptères contre le gang des 400 Mawozo, perdant l’un de leurs appareils au cours des opérations.
AyiboPost n’a pu entrer en contact avec la mairesse par intérim de la commune de Saint-Marc, Myriam Fièvre.
À la suite des récentes exactions de Gran Grif à Pont-Sondé, l’hôpital Saint-Nicolas de Saint-Marc se trouve dépassé par l’afflux de victimes par balles.
Et depuis la fermeture forcée de l’hôpital universitaire de Mirebalais en avril 2025, l’hôpital Saint-Nicolas — seule structure desservant à la fois la population du Bas-Artibonite, du Plateau Central, d’Arcahaie et de Cabaret — subit encore davantage la pression provoquée par l’escalade de la violence armée.
Selon un responsable de l’administration de l’hôpital contacté par AyiboPost, il s’agit de l’un des plus importants afflux de blessés enregistrés depuis le début de l’année — une charge bien supérieure à l’activité habituelle du service d’urgence.
« Nous avons accueilli près d’une cinquantaine de patients, dont des blessés par balles et des personnes grièvement touchées en tentant de fuir dans la panique », explique Yrvenson Jean Mary, administrateur de l’établissement.
Anne Suprin, infirmière au service de maternité, indique que près d’une demi-douzaine de femmes — âgées de quinze à plus de 30 ans — se sont présentées à la suite de violences sexuelles.
Alors que l’hôpital manque d’intrants pour faciliter les soins, Jean-Mary explique qu’un véhicule de l’institution est actuellement bloqué depuis trois semaines à Port-au-Prince, en raison des interruptions dues à la présence des bandits sur la route nationale numéro 1.
Dans un article publié par AyiboPost en avril 2025, l’hôpital était déjà mis à rude épreuve par le manque de personnel, d’équipements médicaux et de fournitures essentielles.
Selon Jean-Ronald Armand, dirigeant de la Fédération des Organisations du Bas-Artibonite (FEOBA) contacté par AyiboPost, plus de 4000 personnes auraient trouvé refuge sur la place Philippe Guerrier de Saint-Marc depuis les assauts des gangs à Pont-Sondé.
D’autres se sont réfugiés dans les locaux de la Mairie, au Lycée Sténio Vincent et à l’Université Publique du Bas-Artibonite (UPBAS).
Le 1 er décembre, la FEOBA, regroupant une quarantaine d’organisations de base dans la région, a organisé une manifestation visant à forcer les autorités de l’Etat d’entendre le cri de la population en détresse en proie à l’insécurité.
Depuis les attaques, la route nationale numéro un demeure impraticable et les portes des écoles et des institutions publiques de Saint-Marc restent fermées.
« Le département est livré à lui-même. La présence de la police force parfois les gangs à reculer dans certaines zones, mais cela ne les empêche pas d’en attaquer d’autres en toute impunité. », souligne à AyiboPost, Georges Pierre, habitant de Petite Rivière de l’Artibonite ayant fui sa maison en avril 2025 à la suite d’attaques des gangs.
Par : Fenel Pélissier, Jérôme Wendy Norestyl, Rolph Louis-Jeune, Lucnise Duquereste et Wethzer Piercin.
Couverture | ARCHIVES – Des policiers haïtiens et kényans se tiennent devant le commissariat de Pont-Sondé en Octobre 2024. (Photo AP/Odelyn Joseph)
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