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Opinion | Non, nous n’irons pas au Ciel !

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La fuite n’est plus une option pour quiconque ! De refuge en refuge, au rythme des mitraillettes qui ont depuis longtemps remplacé les « méringues » au Champ-de-Mars, nous dansons avec comme refrain les paroles d’un défunt président : Naje pou n soti !

Les photos se multiplient, la fumée monte de partout, comme les pleurs et les cris.

Les « Nou bouke », « nou pa kapab », « kilè sa ap fini » fusent, les éditoriaux des médias n’en finissent plus de les relayer, et d’interroger ceux qui sont supposés nous gouverner sur leurs intentions après qu’ils se sont tellement battus pour le faire…

Les sceptiques et pessimistes annoncent le pire, les optimistes continuent d’espérer, un pays ne meurt pas, dit-on.

Pendant ce temps, Port-au-Prince rétrécit, la zone métropolitaine n’est plus que l’ombre d’elle-même tandis que la République de Pétion-Ville à défaut de s’étendre, enfle, gonfle, tel la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf, fermant volontairement les yeux sur son éclatement imminent.

Ailleurs, le peuple, sac fourre-tout, n’arrête pas de fuir… Petits baluchons et grands fourgons remplis de meubles se succèdent dans le paysage, grimpant, grimpant…

Les sceptiques et pessimistes annoncent le pire, les optimistes continuent d’espérer, un pays ne meurt pas, dit-on.

Voyez-vous, la menace et la peur ne font pas de distinction, elles. Tout le monde dans le même bateau au pays des territoires perdus qui se multiplient.
Les grands commerçants avec des décennies de pignon sur rue, comme la marchande de « chen janbe » du coin, logés à la même enseigne. Il n’y a pas de différence, le mince vernis qui semblait tout départager aujourd’hui est bien écaillé et n’arrive plus à masquer l’hypocrisie générale.

Cette dernière leçon aurait dû suffire, d’autant plus que nous la rabâchons depuis des siècles, mais non…

Ceux qui devraient élever la voix, ceux qui ont le plus à perdre vu l’ampleur de leur « à recommencer », ceux qui devraient montrer l’exemple, ceux qui ont lu dans le « Gros Livre », ceux-là mêmes sont ceux qui ferment les yeux, continuent à se mentir, se voiler la face, alors qu’eux aussi n’ont plus nulle part où se réfugier.

La fuite n’est plus une option pour quiconque ! De refuge en refuge, au rythme des mitraillettes qui ont depuis longtemps remplacé les « méringues » au Champ-de-Mars, nous dansons avec comme refrain les paroles d’un défunt président : Naje pou n soti !

Pour aller où ? Jusqu’à quand ? Nou pa menm ka rive bò dlo a ! Alors que centimètres-carré par centimètres-carré, les abris ne seront bientôt qu’un lointain souvenir, et nous, animaux traqués, n’aurons plus d’endroit où nous terrer.

Pas besoin d’être Saint Thomas pour le croire ! Port-au-Prince coupée du monde avec son aéroport fermé sine die, agonise… Il est vrai que du haut de ses deux-cent soixante-quinze ans d’existence, la ville en a vu d’autres ! Du sang, des larmes, elle en a bu. Des ruines, des armes, elle en a vu. Des corps, des vies, elle en a enterré…

Ce qui se passe aujourd’hui ne saurait l’impressionner, même les hélicoptères qui la survolent sans cesse ! Elle sait bien qu’il n’y en aura pas assez pour transporter les douze millions d’entre nous qui, choix réfléchi ou pas, sont toujours là. Elle a bien essayé de nous prévenir, à maintes reprises, mais nous avons fait la sourde oreille, préférant chanter à tue-tête, perroquets sans âme, « tout va très bien Madame la Marquise » ! Du moins, les passeurs, ou ceux qui se croient marquis et marquises, nobles appartenant à je ne sais quelle caste, sinon la caste des « rien du tout » à l’échelle du Monde, qui soit dit en passant ne manque pas de nous rappeler combien nous aimons bien laisser Washington, Genève ou Saint-Domingue décider de notre destin.

Naïve ou idéaliste, j’aime à croire pour ma part, que si nous avions accepté que malgré nos origines multiples, nos gènes épars, nous sommes tous issus de cette Terre, enfants de ses entrailles, façonnés à son argile, animés par son souffle, branches d’un même tronc, tronc de mêmes racines, nous n’en serions certainement pas là.

Mais nonnnn !!! Il en faut toujours plus, toujours prendre, encore et encore, sucer la mamelle de la Bête jusqu’au sang, se battre pour des centimes qui ne nous rendrons certainement pas meilleurs, et dont nos enfants subiront immanquablement le poids, avides d’un pouvoir que nous n’emporterons pas avec nous, le jour de notre dernier soupir, lorsque courir ne servira plus à rien et que la tombe, si nous avons la chance d’en avoir une, arrêtera notre sauve-qui-peut.

Certes, il y a eu des « Cassandre » à donner l’alerte, à prévenir que s’éloigner de la norme ne ferait que nous enfoncer plus dans le chaos, qu’un serpent à neuf têtes n’était que le présage de chimères perpétuelles, et que sans aucun doute, le pire est constamment devant nous… Si vous saviez comme lucidité et gros bon sens peuvent alors devenir un fardeau, lourd mais lourd des élans cassés, du cercle infernal de l’éternel recommencement, des « je vous l’avais bien dit », mais surtout, surtout du temps perdu qui ne se rattrape pas !

Cependant, même nous qui avions vu juste, nous ne pouvons aujourd’hui nous réjouir, car notre « je klè » ne pourra pas nous sauver, comme tous les biens accumulés par les « sanzave » dont les familles sont déjà à l’abri ne leur apporteront pas le salut.

En cette semaine de Carnaval, qui, il n’y a pas si longtemps, serait une effervescence de couleurs pour un peuple uni dans l’allégresse, ceux qui s’accrochent à Port-au-Prince, s’épuisent peu à peu, vidés de leurs derniers espoirs avec pour seul arsenal, leurs prières.

Il faudrait être sourd ou aveugle, et là encore, être fait de pierre, pour ne pas la sentir, cette rage qui gronde, ce trop-plein qui monte, prêt à se déverser. La marmite boue…l’eau tranquillement soulève le couvercle…

Cependant, même nous qui avions vu juste, nous ne pouvons aujourd’hui nous réjouir, car notre « je klè » ne pourra pas nous sauver, comme tous les biens accumulés par les « sanzave » dont les familles sont déjà à l’abri ne leur apporteront pas le salut.

J’aurais aimé écrire un tonitruant « J’accuse », et pointer du doigt tous les responsables, dont la clameur publique fait déjà le procès bien que Justice ne sera jamais faite. Toutefois à ce stade, personne n’est exempt ! A l’école du « Bon Dieu Bon », nourri au « Manje manje bliye », et blanchi au « Se pa fòt mwen », nul ne peut se soustraire à sa part de responsabilité dans ce que nous endurons aujourd’hui.

Ne sommes-nous pas tous coupables, coupables de nos silences et de nos faux-semblants, coupables de notre laissez-faire, coupables de notre mémoire courte, coupables du « pa vle mòde men kap ba nou manje », coupables de refuser notre confiance à nos propres frères, coupables de notre indifférence, coupables de notre égoïsme et de notre sectarisme, coupables de ne pas connaitre la honte, coupables de ne pas savoir demander pardon…

En cette semaine de Carnaval, qui, il n’y a pas si longtemps, serait une effervescence de couleurs pour un peuple uni dans l’allégresse, ceux qui s’accrochent à Port-au-Prince, s’épuisent peu à peu, vidés de leurs derniers espoirs avec pour seul arsenal, leurs prières.

Remplie de doute, je regarde l’avenir, plus qu’incertain, en me demandant de quoi sera fait le quotidien de mon fils, né sur une île mais qui, à six ans, n’a jamais vu la mer sans prendre l’avion… Quoi offrir à ces étudiants qui chaque jour choisissent les livres au lieu des fusils, au péril de leur vie tandis que le savoir s’incline devant la violence ! pourquoi essayer de convaincre toutes ces têtes pleines de rêves qui ne pensent qu’à s’en aller ? que faire avaler de plus à tous ces gens qui chaque jour se rendent à leur poste sans but et sans motivation avec comme leitmotiv « à quoi bon travailler mes employeurs pilotent de l’étranger, kòb la gentan fèt » ? que répondre à un enfant qui nous affirme « en Haïti c’est seulement les bandits qui commandent » ; comment consoler ces familles endeuillées ? comment garantir à toutes ces victimes que leur sacrifice ne sera pas vain ? quelles perspectives pour ce peuple meurtri qui n’en finit pas de panser des plaies béantes bien plus grandes que lui ?

Que répondre à un enfant qui nous affirme « en Haïti c’est seulement les bandits qui commandent »

Hélas ! S’il y a une chose que je ne sais pas faire c’est mentir… tout ce que je sais c’est que les miracles ne se produisent que si l’on a la Foi, et que la Foi cela se travaille, se bâtit ! On ne construit que sur un fond de désespoir me répétait souvent ma grand-mère, admiratrice de Marguerite Yourcenar. Me dirait-elle la même chose aujourd’hui ? Du passé au présent, force est de constater qu’en deux cents ans d’indépendance rien n’a vraiment changé, sauf peut-être notre notion de la liberté, puisqu’être libre en 2025 c’est être enfermé dans une prison à ciel ouvert, à attendre une échelle déroulée par enchantement du ciel, comme dans les contes de fées, pour permettre aux plus chanceux d’être épargnés. Or on nous l’a bien appris : ne monte pas au ciel qui veut, même Jésus a dû donner sa vie pour y parvenir directement ! Aussi au train où cela va, et bien qu’on risque tous d’y passer, nous devons bien nous rendre à l’évidence, nous n’irons pas au Ciel ! N’avons-nous pas choisi de vivre couchés, six mille pieds sous terre en refusant de nous mettre debout et de nous battre pour que la lumière jaillisse sur ce pays qui nous a tant donné et qui ne nous lâche pas malgré tout …

Non, nous n’irons pas au Ciel … car voyez-vous le seul Ciel qui nous sera réservé, est celui pour lequel nous aurons fait nos preuves ! Non, nous n’irons pas au Ciel ! car quand bien même nous l’aurions mérité, nous n’aurons probablement pas le temps d’y arriver ! Non, nous n’irons pas au Ciel, car nos ancêtres, « ak tout sa nou pa wè yo », ne nous y attendent plus.

Dans l’intervalle, parce que je peux encore le faire, je lève les yeux au Ciel, ivre de ma liberté de penser et de croire, ne comptant sur aucun Messie providentiel, fermement convaincue qu’il est en chaque haïtien qui refuse au fond de lui d’accepter qu’Haïti soit réduite à cette descente aux enfers, en chaque haïtienne qui continue de lutter à sa manière pour tous les cieux que ce pays peut et doit devenir, envers et contre tous ! Car, voyez-vous le Ciel aussi sait gronder surtout lorsqu’on s’y attend le moins.

Par Geneviève Michel

26 février 2025

Geneviève Michel est avocate au barreau de Port-au-Prince

Couverture |Photo d’un ciel aux teintes chaudes, avec des mains levées vers l’horizonPhoto : Freepik.

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