Selon des témoignages, des tirs de balles réelles accompagnent souvent les détonations des feux d’artifice
Des feux d’artifice résonnent toutes les nuits à Port-au-Prince, entre huit heures et minuit. Peu importe le quartier où on habite, il est impossible de passer une soirée sans entendre au loin, et parfois tout près, ces salves de détonations qui remplissent l’air de leur bruit inquiétant.
Même si ce phénomène paraît récent, cela fait quelque temps que les feux d’artifice sont devenus les nouveaux maîtres de la nuit. Le mois de décembre qui approche ne semble pas être la raison de l’augmentation de la fréquence de cette pratique. Bien avant le mois de novembre 2020, soit plus d’un an de cela maintenant, des citoyennes et des citoyens se questionnaient sur l’origine et la raison de ces tirs.
Aujourd’hui encore, ces questions persistent et n’ont suscité aucune mesure venant des autorités. Mais au-delà de la curiosité et du dépit qu’ils suscitent, les tirs de feux d’artifice inquiètent. En effet, l’insécurité n’a jamais été aussi grande dans le pays, principalement à Port-au-Prince. Cela ravive les peurs, surtout que selon des témoignages, des tirs de balles réelles accompagnent souvent les détonations des feux d’artifice.
Camoufler des tirs
Une vingtaine de personnes ont témoigné pour cet article. Toutes sont préoccupées par les feux d’artifice qui résonnent dans leur quartier, ou dans les environs. Même si les détonations se font fréquentes, les habitants de Port au Prince ont du mal à s’y habituer. « Une fois, j’ai été réveillée en pleine nuit par le bruit que font les tirs, témoigne Marly Belange, une jeune juriste. J’étais sur mon lit et j’avais d’un coup peur, tant les détonations paraissaient proches. »
Avant, pendant ou après, des balles bien réelles sifflent aussi. Certains pensent que c’est une stratégie pour tromper l’audition des riverains, leur faisant croire que les balles étaient des feux d’artifice. Mais tous ne partagent pas cette interprétation. L’inspecteur Gary Desrosiers, porte-parole de la Police nationale d’Haïti, pense que la distinction entre le bruit des armes à feu et celui des feux d’artifice est simple.
Cependant, même si l’intention ne serait pas de camoufler les tirs d’armes, le mélange des deux tirs pourrait rendre insensibles aux vraies détonations. C’est ce que croit Abi-Gaëlle Cadet, qui habite à Delmas 75. Selon elle, à force d’entendre des tirs, on pourrait s’y habituer et ne plus y prêter d’attention, ce qui ferait l’affaire de potentiels bandits.
Pour l’ancien directeur de la Police nationale, Mario Andrésol, à une époque, la PNH interdisait l’utilisation de feux d’artifice pendant la période des fêtes de fin d’année. « Il s’agissait d’éviter toute confusion, explique l’ancien chef de la PNH. Je pense qu’aujourd’hui encore on pourrait revenir avec cette mesure.»
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Mais cette option semble ne pas être envisagée pour le moment, par la Police. En fait, aucune discussion formelle n’a été initiée sur ce sujet, selon une source du pôle communication du commissariat de Port-au-Prince. « Même si on sortait un communiqué, ce serait simplement pour la consommation publique, les moyens ne sont pas là pour faire respecter certaines mesures », se plaint-il.
Selon cette source, le mieux à faire serait d’inciter chaque juridiction à enquêter, et dresser des rapports sur la fréquence et l’origine de ces tirs. Cela donnerait une vue d’ensemble sur cette pratique.
Comme un téléphone
En plus d’être une possible couverture pour des tirs d’armes à feu, les feux d’artifice pourraient aussi servir de signal, d’une forme de communication. Des témoignages à propos de l’assassinat du bâtonnier de l’ordre des avocats de Port-au-Prince, Monferrier Dorval, ont rapporté qu’avant l’acte, des feux d’artifice avaient éclaté dans le quartier de Pèlerin 5, où il vivait.
C’était aussi le cas, le 7 juillet 2021, le soir où le président Jovenel Moïse a été tué par balles. Des tirs de feux d’artifice n’avaient cessé de retentir avant l’assassinat, selon des habitants de Pèlerin 5 où résidait aussi l’ancien chef d’État. Même si aucun lien ne semble avoir été fait entre ces assassinats et les détonations, la coïncidence est frappante.
Steevyra Mbabe habite à la Plaine du Cul-de-Sac. Il a observé qu’en plusieurs points près de chez lui, les tirs de feux d’artifice éclataient les uns après les autres, à intervalle régulier. « Dernièrement par exemple, j’ai entendu trois tirs. Les deux premiers étaient assez proches de moi, et le troisième un peu plus éloigné. Le premier a eu lieu à 21h39, le deuxième à 22h03, et le dernier à 22h23. »
Mbabe n’est pas le seul à avoir observé que des tirs semblaient répondre à d’autres. T. aussi. Il ne donne pas son nom complet pour des raisons de sécurité. Il travaille au wharf Jérémie, en tant que broker. « Il y a quelques semaines, j’ai passé du temps à Delmas 40, explique-t-il. J’entendais chaque soir ces tirs de feu d’artifice. Puis un ami policier qui habite dans la zone m’a dit qu’en général cela signifiait trois choses : on a fini ; on est en route ; on doit abattre [quelqu’un]. »
Pour Mario Andrésol, l’hypothèse de communication entre groupes armés manque de solidité. « En ce moment, les bandits font ce qu’ils veulent. Je ne vois pas pourquoi ils communiqueraient ainsi dans des zones qu’ils contrôlent. Il serait bon d’investiguer, car peut-être bien que c’est un moyen d’alerte entre voisins d’une même zone », pense-t-il.
Tout va bien
Les feux d’artifice sont aussi utilisés pour leur première fonction, qui est récréative. Ils sont disponibles dans les supermarchés, et sont accessibles à tous. Les prix varient selon la qualité, ou le nombre d’unités dans une boîte. Ils viennent en majorité de Chine, pays où les feux d’artifice auraient été inventés autour du 10e siècle, par le moine Li Tian.
A la douane de Port-au-Prince, une taxe de 10% est automatiquement appliquée à cette marchandise, selon le broker du Wharf Jérémie. Leur valeur augmente au mois de décembre, et c’est en général avant ce mois que les commandes arrivent à la douane de Port-au-Prince, selon T.
Dans l’un des supermarchés visités pour cet article, le prix le plus bas était de 1 200 gourdes. La boîte contenait 12 feux d’artifice. D’autres entreprises en proposent, et les prix sont similaires. Ils varient de 1 200 gourdes à près de 7 000 gourdes, pour une boîte de 48 unités.
En général cela signifiait trois choses : on a fini ; on est en route ; on doit abattre [quelqu’un].
Leur grande accessibilité peut aussi être la raison pour laquelle les tirs de feux d’artifice sont si fréquents. D’après l’ancien directeur de la Police nationale, il s’agit tout simplement de gens « qui sont indifférents à la situation que nous vivons maintenant, qui fêtent comme si tout allait bien. Si avant les feux d’artifice étaient un luxe, ils sont maintenant devenus banals, comme la vie des citoyens est banalisée aussi. »
Augmentation de 4000%
Aussi curieux que soient ces tirs nocturnes en Haïti, d’autres pays vivent quasiment la même situation. Aux Etats-Unis, surtout l’année dernière où la pandémie du Covid-19 a été déclarée, on a observé une hausse considérable de l’utilisation des feux d’artifices par des citoyens. La ville de New York a ainsi observé une augmentation de 4000% de plaintes liées aux feux d’artifice.
D’après l’économiste Jay Zagorsky, deux raisons économiques pouvaient être à la base de ces augmentations : des prix bas, ou des stocks en grande quantité. Mais non seulement le prix des feux d’artifice avait légèrement augmenté pour la période, mais aussi les stocks étaient moins conséquents.
Ainsi selon lui, la vraie raison était le coronavirus, qui a provoqué des confinements un peu partout. Le chômage et l’ennui pourraient avoir poussé vers l’utilisation de plus de feux d’artifice en 2020. Les accidents qui découlent de la mauvaise utilisation de feux d’artifice ont augmenté aussi. Près de 15600 blessures dues aux feux d’artifice ont été traitées dans les hôpitaux américains, en 2020.
En 2021, d’un autre côté, dû aux difficultés des chaînes d’approvisionnement, les feux d’artifice du 4 juillet aux Etats-Unis ont coûté plus chers, car les prix augmentent sans cesse. Il n’est pas clair si en Haïti les stocks qui sont actuellement écoulés dans les supermarchés ont été récemment constitués, ou s’ils étaient là depuis l’année dernière, ce qui pourrait expliquer leur prix relativement bas.
Photos: Carvens Adelson / Ayibopost
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