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 Quel féminisme pour Haïti ?

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Qui choisit de mener un mouvement social choisit de s’exposer aux assauts, éloges ou indifférence d’une opinion publique manipulable, mais puissante. Les organisatrices du festival féministe « nègès mawon » sont aujourd’hui sous le feu des projecteurs pour avoir réussi à raviver le débat sur le rôle du féminisme en Haïti d’une part et pour la tenue d’une marche hautement controversée d’autre part. Les images de leur marche artistique ont fait le tour de la toile et suscité une remise en question de la portée du message véhiculé ainsi que l’orientation du mouvement féminisme en Haïti. Au lieu de répondre à la question du bien-fondé et de l’utilité du féminisme, on est amené à se demander quel féminisme conviendrait le mieux à Haïti ?  Laquelle des vagues du mouvement charrierait mieux les revendications et aboutirait à des résultats concrets ?

Il faut d’abord admettre la nécessité d’un élan féministe et d’une campagne soutenue et continue pour l’égalité des sexes en Haïti. L’orientation même de la marche qui a suscité ce débat montre qu’on est encore dans une phase de lutte pour l’émancipation de la femme haïtienne. On doit redoubler d’efforts pour entamer celle pour l’égalité. Nous sommes en retard, car les mouvements féministes haïtiens évoluent à l’image du pays comme le témoigne la passivité avec laquelle des femmes se prêtent au jeu de représentation imposé par les hommes du pouvoir. Les chefs de file du fameux « sektè fanm » qui acceptent l’infamie de voir les femmes traitées au même titre que les groupes religieux et autres groupes de la société civile s’octroient le droit de les représenter dans toutes les initiatives et voient enfler leur visibilité et capital politique pendant que le mouvement stagne. Le Ministère à la condition féminine autrefois dynamique est devenu une tombe où l’on enterre les attentes d’une génération de jeunes femmes victimes.

Si le féminisme est plus que jamais une nécessité pourquoi est ce qu’on trouve quand même des critiques à l’encontre de celles qui osent ? Pourquoi critiquer cette marche qui a attiré toute cette attention ? À travers cette marche, on note une tentative de vulgarisation du concept de féminisme. Elles sont allées dans la rue, le champ de bataille, l’espace public où les femmes sont encore les plus vulnérables. Le harcèlement sexuel étant devenu un fait courant, banal et toléré dans nos rues. Toutefois, force est de constater que le message lancé n’a pas eu l’effet escompté.

Comme dans les cas précités, l’opinion publique n’a pas été touchée dans le sens qui profiterait aux femmes haïtiennes. Au contraire, ces militantes sont passées à côté du but et les visées du féminisme sont remises en question avec plus d’acharnement qu’avant. Je suis consciente que toute critique des actions de quelques militants féministes est une fenêtre ouverte pour certains antiféministes, machistes, phallocrates incultes et misogyne de venir cracher leur venin, mais une faille dans un événement ou un mouvement peut toujours être révisée et corrigée. Le féminisme n’est pas en tort et ne devrait pas être mis à mort.

Je m’aventurerai à dire que le féminisme qu’il nous faut en Haïti n’est pas un mouvement de femmes, encore moins un mouvement de femmes contre les hommes d’où la nécessité d’éviter les discours qui pourraient faire cet amalgame. Les mouvements féministes peuvent prendre des orientations différentes, de la libération sexuelle à l’autonomisation et l’indépendance économique tant qu’on ne s’éloigne du principe de base du féminisme qui est la poursuite de l’égalité entre les hommes et les femmes à tous les niveaux. On évitera alors les clichés réducteurs de la femme qui coincent le débat entre la violence sexuelle et le partage des tâches domestiques. Il faut retourner le projecteur sur les femmes et créer une plus grande armée regroupant toutes les couches sociales et leurs revendications.

À quoi sert un mouvement féministe qui échoue à la base en n’arrivant pas à rallier les femmes à sa cause ?

Elles furent nombreuses à exprimer leur insatisfaction. Mal abordé, le mouvement risque de faire plus de mal que de bien en laissant le temps aux détracteurs de mieux soigner leurs arguments, de renforcer l’oppression. On doit enfin pouvoir laisser les confins d’un sectarisme et d’un clanisme désuets. La guerre pour l’égalité se gagnera au prix d’une plus grande ouverture et de la modernisation du mouvement.

Emma Lucien

Crédit photo : Chokarella

Emmanuela Douyon est une spécialiste en politique et projets de développement. Elle a étudié à Paris-1 Sorbonne en France et à l’université National Tsing Hua de Taïwan. Emmanuela a travaillé dans plusieurs secteurs en Haïti. Elle est fondatrice du thinktank Policité et offre des consultations stratégiques en gestion et évaluation de projets. Outre ses activités professionnelles, Emmanuela est une activiste luttant contre les inégalités et la corruption. Elle intervient souvent dans les médias pour commenter l’actualité et analyser des questions économiques.

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