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Pourquoi ne couperaient-t-ils pas nos arbres?

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Entre le refrain des vagues qui s’abattent violemment au pied de la falaise rocailleuse et le soleil redoutable de la matinée, il y a heureusement cette brise qui adoucit la misère des deux compadres.

Salmis et Lenel vivent à l’extrémité du département du Nord-Ouest. Leur vie est partagée entre deux activités principales, la pêche qui devient avec le temps de moins en moins profitable, et le charbon de bois qui offre une certaine assurance dans leur misère, apaisée à coup de machettes.  Dans un créole marmotté et par moment incompréhensible, Lenel explique grosso modo que la pêche devient plus compliquée d’année en année. Selon lui, les poissons et les crustacés migrent beaucoup plus en grande mer pour des raisons qu’il attribue à une mer qui s’échauffe. À bien l’écouter et après le déchiffrage de son explication, on est vite convaincu que le réchauffement de la planète dont parle nos amis du nord est bel et bien installé au Môle St Nicolas. Hormis, cette hausse de la température des eaux, il n’existe pas un marché pour les fruits de mer dans la zone, explique Salmis. Ils doivent souvent parcourir de très longues distances pour vendre les maigres cadeaux de simbi. La demande pour le poisson s’affaiblit contrairement à l’effort qu’il faut y mettre pour en pêcher.

img_20160814_095026Il existe, par contre, une demande constante et  grandissante pour le charbon de bois dont le commerce bénéficie d’une  structure bien en place qui facilite l’écoulement de la marchandise. Pour Salmis et Lenel le charbon de bois offre une sécurité qu’ils ne trouveront dans aucune autre industrie existant dans la zone. Contrairement à la pêche ou l’agriculture, le fruit de leur travail n’est pas périssable, et surtout, pour le vendre ils n’ont pas à se déplacer des kilomètres.

 Dans le monde rural haïtien, l’Haïti profonde pour certains, on a la garantie de trouver ces 3 points de repères: Une église « Chrétienne », une  banque borlette et un dépôt de charbon. Les deux premiers ne vendent qu’un rêve, mais le troisième permet la survie de centaines de milliers de familles à travers le pays. Sous-estimer la force socio-économique de l’industrie du charbon de bois est une erreur à éviter dans toute élaboration ou conception d’une politique nationale contre le déboisement. Le problème est  bien sûr lié à l’éducation, mais il est avant tout économique. Avant de remplacer le charbon par une source d’énergie plus viable, il faudra d’abord proposer une alternative à Salmis et Lenel.

Le déboisement et la destruction de la flore recouvrant nos 27,000 km2 est  un suicide collectif. Cependant la solution à ce drame ne peut être une proposition de suicide individuel au paysan  à qui il ne reste que le charbon comme gagne-pain. Vu la situation extrême dans laquelle se retrouve l’environnement haïtien, le citoyen avec un minimum de clairvoyance est porté à supporter la politique « du tout sauf le charbon ». A priori, la formule est raisonnable et sensée. Mais du côté de Salmis et Lenel elle est plutôt dangereuse. Aucune autre source d’énergie  n’a la capacité d’être aussi démocratique dans le partage des profits que le charbon de bois. Je vois difficilement Salmis et Lenel tenir un petit business de gaz propane ou de panneaux solaires. Avant donc d’entamer la guerre contre le charbon, il faudra créer d’autres industries ou renforcer celles existantes.

salmis-2En plein milieu de la broussaille alors que les deux amis travaillaient machette à la main, je tentai, pour soulager ma conscience d’homme moderne et citoyen, de leur expliquer les méfaits du charbon de bois sur la nature. Après quelques minutes de bonne prêche verte et bio, les regards perdus et le silence de mes deux nouveaux amis disaient tout, j’étais devenu le troisième vendeur de rêve de la zone, après la borlette et l’église. Je proposais des concepts agréables à l’ouïe mais lointains de leur réalité. Avec toute la gentillesse du monde, comme pour éviter la fin prématurée d’une amitié qui vient de naitre, Salmis me posa quelques questions sur la multitude d’opportunités qu’offre Port-au-Prince. Le sujet était changé mais je défendais encore, sans m’en rendre compte, mes intérêts « d’homme de la ville ». Je lui ai expliqué que la capitale ne regorge pas d’opportunités comme on le lui a laissé croire. « Dans la capitale des gens de la paysannerie s’entassent dans de dangereux et immondes bidonvilles »,  leur ai-je expliqué.

Ma campagne anti-ville était entamée. Il fallait que je dissuade Salmis et Lenel d’émigrer vers Port-au-Prince et de gonfler encore plus cette ville qui est au bord de l’éclatement.  Après mon sombre exposé, Lenel me demanda sous un ton qui aurait bien pu être de l’ironie : quelle distance parcourent les bidonvillois pour trouver de l’eau potable ? L’électricité arrive t-elle dans les bidonvilles ? A la première question j’ai hésité avant de répondre quand je réalisai que même dans les pires quartiers de Port-au-Prince les habitants n’avaient à voyager 10 kilomètres pour trouver de l’eau potable. L’électricité était, pour eux, l’ultime preuve de bien-être. Et la maison électrifiée la plus proche d’eux était à 4 kilomètre de leurs chaumières. J’ai continué malgré tout dans ma diabolisation de la ville.

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L’intérieur de la chaumière de Salmis

 

 

Après une bonne vingtaine de minutes de conversation, il fallait que je reprenne la route, jogge sur les 4 kilomètres pour retourner au petit paradis électrifié au bord de la mer que j’habitais pour quelques jours. Le petit déjeuner allait être servi. Le prosélyte que j’étais devenu n’était pas trop satisfait du non-impact que j’avais eu sur ces deux jeunes hommes.

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Le jogging aide à réfléchir.  La sueur et l’accélération du cœur ont cette capacité d’inciter à une réflexion souvent plus aiguisée. En pleine course j’ai réalisé avoir proposé à Lenel et Salmis d’arrêter la seule activité qui leur permet de vivre et de garder leur dignité. Et j’ai parallèlement tenté de les convaincre de ne pas émigrer vers un endroit où ils auraient une meilleure chance d’améliorer leur condition de vie, dans l’unique objectif de stopper la détérioration de cet endroit parce que j’y vis.

Les questions auxquelles j’ai eu des difficultés à répondre sont les suivantes : la morale que j’ai sincèrement défendue, à qui profite-t-elle ? A moi ou à Salmis et Lenel ?

Jétry Dumont

Directeur Général | Co-fondateur | J'aime me considérer rationnel et mesuré avec une vision semi-ouverte du monde. J'ai un baccalauréat en finance. Je m'intéresse au Barça, à la politique, à l'entrepreneuriat et à la philosophie.

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