AYIBOFANMEN UNESOCIÉTÉ

Non, je ne suis pas coupable!

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J’étais assise au Commissariat sans état d’âme, le visage impassible creusé par la fatigue, la misère  et les nombreux coups bas que la vie n’avait pas manqué de me servir sur un plateau d’argent. Une meurtrière, une sorcière peu importe ce que rapportaient les gens du quartier populeux où je résidais, j’étais surtout sûre d’une chose : je n’avais rien fait de mal, je n’étais pas coupable ! Non je n’étais pas coupable…les vrais coupables courent pourtant les rues sans jamais être inquiétés.

Je fixais d’un air hagard le policier qui m’interrogeait. Je ne répondrai à aucune de ces questions. Il s’énervera surement, me traitera de folle, de pute et de tant d’autres mots dénigrants auxquels je suis fort bien habituée. Il me tabassera peut- être… et même là, je transcenderai les maux qu’amènent les violences aussi bien morales que physiques.

Alors pour mieux ignorer cet officier dont la mission principale est de protéger et servir,  j’ai décidé de laisser vagabonder mon esprit, de scruter mes souvenirs réconfortants et déchirants…

Je n’avais pas treize ans lorsque la sexualité s’est imposée dans ma vie sous la forme la plus inique. Mon père (pas mon beau-père) a tenu à me donner mon baptême de feu en la matière. Il ne s’est pas arrêté là, loin de là. Dès que l’occasion se présentait, sous le toit familial, il ne se gênait pas. Je ne connaissais pas le mot inceste pourtant ses menaces au cas où j’en parlerais à ma mère ou à quiconque, confirmait pour moi l’amoralité d’un tel acte. Mes sentiments envers lui étaient mitigés : je le haïssais de me faire vivre un tel calvaire, j’abhorrais  les mensonges, la trahison dont il me rendait fautive envers ma mère. Néanmoins, je l’aimais parce qu’il était mon père, et parfois je me surprenais à être jalouse lorsque j’entendais les bruits discrets de ces ébats familiers avec ma mère … J’aimais malgré moi nos corps à corps. Pourtant les troubles comportementaux et psychologiques que cette situation engendra chez moi causèrent  mon décrochage scolaire, juste avant que je ne sois jetée à la porte par ma mère qui  découvrit le pot-aux-roses. Elle a réagi comme si j’étais une rivale, elle n’a rien voulu entendre. Il n’a rien fait pour la dissuader de me mettre à la rue, après tout j’avais seize ans, je devais être capable de me débrouiller.

Sans le vouloir, mon corps a tressailli… Le policier m’a soulevé par l’épaule, et m’a conduit vers une cellule. Je n’ai pas résisté.  Je me suis assise dans un coin par terre, et j’ai continué mes réminiscences. Ah ! Les années de galère qui ont suivi… La faim  torturant mes entrailles, les nuits blanches, couchée sur un morceau de carton sous les galeries de la capitale … J’ai mendié, j’ai volé, avant d’accepter d’offrir mon corps en échange de quelques dollars.

Je croyais pourtant pouvoir décliner tout rapport sexuel avec les hommes, parce que je détestais ce corps de femme qui m’avait maudite. J’aurais du m’en tenir à cette résolution parce que le sexe m’a encore perdue. Ce n’était pas un client, c’était un des salopards du bidonville. Il m’a offert la sécurité : il me protégerait de ceux qui sans cesse tentent d’agresser les femmes vulnérables. Alors, je l’ai laissé me prendre sans préservatif.

Et puis voila, je suis tombée enceinte. Je ne m’en suis rendue compte bien trop tard, et malgré mes tentatives d’avortement, j’ai porté ma grossesse à terme. A partir de là, mes souvenirs s’entremêlent, tout est confus. Un fait est que je ne suis pas rendue à l’hôpital lorsque j’ai perdu les eaux. J’ai marché résolument vers un corridor plus ou moins discret. Je me suis appuyée au dos d’un muret et j’ai retenu mes gémissements pendant que je poussais ce petit être innocent que j’avais finalement appris à aimer.

Oui je l’aimais tellement, qu’après avoir moi-même coupé le cordon ombilical, je lui ai fracassé le crane. Il était hors de question que je le laisse vivre une vie de merde où je ne pourrais rien lui offrir, où je ne saurais lui épargner les humiliations et souffrances que je vivais quotidiennement.

Un rire hystérique me secoua pendant une bonne minute. Non, je n’étais pas coupable…

On oublie souvent l’inceste comme faisant partie des violences sexuelles subies par les enfants. On n’ose pas en parler. En Haïti, dans la Caraïbes comme ailleurs de nombreux cas sont recensés. Selon le rapport d’Amnesty International (2006), si la grande majorité des participants à des focus groups sur le sujet se prononçaient nettement contre l’inceste, 2 % d’entre eux estimaient quand même qu’il était « quelquefois acceptable » qu’un père ait des relations sexuelles avec ses filles…

Image: A history of women’s prisons/ JSTOR Daily

Très attachée à mon cher pays, je demeure une personnalité ouverte, qui à travers sa profession de juriste et son implication au sein de diverses organisations soutient le projet du renouveau d’Haïti.

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