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La grandeur du marronnage historique face à l’indécence du marronnage politique

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Pas trop longtemps de cela, j’écoutais une de mes émissions favorites : “Vision 2000 à l’écoute” de la Radio Vison 2000 qui était animée, ce jour-là, par le journaliste Taylor Rigaud en l’absence de Valéry Numa. Opinant sur la conjoncture actuelle et l’imbroglio d’une Assemblée nationale qui ne peut se tenir suite à l’absence, apparemment, d’une volonté politique de nos parlementaires. J’acquiesçai avec M. Rigaud qui déclarait que nombre d’entre eux faisaient le marronnage, politique de la chaise vide. Il ajouta dans la foulée que « le marronnage » s’apparentait historiquement à une culture de la corruption et du vol »*.

Cette dernière déclaration venant d’un directeur d’opinion me laissa bouche bée! Je ne connais pas M. Rigaud personnellement mais comme auditeur assidu de l’émission, j’ai appris à respecter et à apprécier la majorité de ses points de vue découlant d’analyses équilibrées, judicieuses et perspicaces aussi bien sur la politique que sur le vécu social du pays. Je le vois comme un homme éduqué, d’apparence ouvert, soupesant en général sagement ses mots dans la formulation de sa pensée. Cependant, je ne partage pas sa compréhension du marronnage face à l’historicité du phénomène. J’irai jusquà dire qu’un amalgame pernicieux a pris naissance dans son esprit. Je ne suis ni historien, ni professeur d’histoire, mais tout juste un amant passionné de notre turbulente histoire en tant que peuple. Je crois dans la réflexion critique des faits, dans l’analyse objective, dans le devoir de mémoire et je m’insurge contre tout révisionnisme historique. En toute modestie, je ne souhaite qu’ouvrir un débat sur un pan de notre histoire qui, à mon humble avis, a consolidé la psyché haïtienne.

Le Larousse, sur internet, définit le marron comme étant : « un esclave fugitif dans l’Amérique coloniale », ce qui est historiquement correct. La seconde définition ne se rapporte, par extension, qu’aux Antilles et s’explique par : « clandestin, illégal »**. Cette dernière définition peut facilement et péjorativement affecter le sens même du terme historique. Dans le langage coutumier de notre pays « faire du marronnage » s’apparente à l’action de fuir ses responsabilités, d’être évasif, de donner une réponse dilatoire, de trouver une échappatoire, ou encore de nier la réalité et autres acceptations connexes.

Bien qu’il soit regrettable que la tradition l’ait ainsi institué, cette signification découle d’une sémantique de ce que fut historiquement le marronnage. Du temps colonial, l’acte d’évasion et de fuite des esclaves vers les montagnes et autres lieux inaccessibles  caractérisa le terme « marronnage » et marque ainsi la résistance courageuse de nos ancêtres face à la déshumanisation découlant de l’esclavage. Ce phénomène se retrouva dans toutes les colonies esclavagistes de Saint-Domingue et du reste de la Caraïbe et des Amériques. Le marronnage souligne le refus absolu par l’esclave de sa condition, de l’imposition qui lui est faite d’être un « meuble » comme le stipulait le Code Noir***.

C’est également le symbole de son aspiration à la liberté et de son courage pour fuir, résister et combattre au prix de sa vie comme l’a exemplifié le sacrifice ultime Mackandal. De la période pré-révolutionnaire haïtienne, François Mackandal fut un esclave devenu marron et un meneur de plusieurs rébellions téméraires dans le nord-ouest de Saint-Domingue. Il est considéré de nos jours comme un symbole de la lutte noire anti-esclavagiste et comme l’un des précurseurs de la révolution haïtienne de 1791. Capturé, il fut impitoyablement torturé et brulé vif sur la place publique du Cap-Français. ****

L’histoire relatée par les oppresseurs n’est jamais similaire à celle vécue par les oppressés.

Vu de notre perspective historique, comment serait-il possible d’affubler Mackandal ou tout autre marron du nom de simple voleur, de  brigand, de fuyard ou même anachroniquement de « corrupteur », comme l’affirme M. Rigaud ? Beaucoup d’entre nous, en toute justesse, ont raison d’être fiers de nos ancêtres marrons qui ont contribué à déclencher la première révolte d’esclaves noirs réussie au monde. Fuir les plantations esclavagistes, revenir à la tombée de la nuit pour s’approvisionner par de violentes razzias, créer des embusquades pour les maîtres blancs et incendier leurs demeures: c’étaient des actes braves dans la guérilla acharnée contre l’oppression. Cela n’a absolument rien à voir de près ou de loin avec la corruption ou le simple vol sinon une stratégie libératrice de survie et de lutte. Et c’est dans l’esprit d’une louable reconnaissance historique que fut érigée, au Champ-de-Mars sous l’ère de François Duvalier, en 1967, la statue du Marron Inconnu, sculptée par l’architecte Albert Mangonès « pour glorifier la rébellion héroïque de ces milliers d’hommes et de femmes ». *****

Notre locution vernaculaire : « faire du marronnage » s’applique aisément aux actions antipatriotiques ou à la passivité d’une grande majorité de nos parlementaires et de certains grands commis de l’état peu soucieux du bien-être de la nation et fuyant leurs responsabilités. Munis d’une « mentalité de coquins » comme le dit M. Rigaud, ils s’évadent allègrement ou sournoisement de leurs fonctions officielles et des tâches qu’ils ont sciemment choisies soit en se portant candidat, soit en acceptant une fonction publique. Et dans les deux cas, ils se trouvent grassement rémunérés par les contribuables d’une nation économiquement en faillite depuis des lustres.

Ceux qui pratiquent le marronnage politique de notre temps n’ont rien de commun avec les marrons historiques que nous ont légué cette nation au prix de leur sang. Ils ne sont ni leurs héritiers politiques ni leurs descendants patriotiques mais plutôt des irresponsables et sinécuristes de nos deniers publics abusant dangereusement de notre patience. En cela, dans ses commentaires, M. Rigaud voit juste. Il nous faut donc éviter les amalgames malsains même quand la sémantique de certains termes peut vouloir nous jouer des tours. Il nous faut lire l’histoire de notre pays dans la pleine compréhension des faits historiques pour éclairer le passé et les transmettre aux générations futures. Néanmoins, j’espère que tous ceux qui sans vergogne commettent le marronnage politique ne penseront pas à « marronner » sans aucune dignité dans le but de sauvegarder leur liberté quand la nation exigera des comptes et que le peuple se fera un juge austère.

Patrick André

Documentation :

*      Site web de Vision 2000 : www.radiotelevision200.com

**     Dictionnaire de français Larousse : www.larousse.fr

***    Le Code Noir : www.colleges.ac-rouen.fr

****  Wikipédia : François Mackandal

***** Le Marron Inconnu d’Albert Mangonès » – Le Nouvelliste 8/7/14

 

Je suis Patrick André, l’exemple vivant d’un paradoxe en pleine mutation. Je vis en dehors d’Haïti mais chaque nuit Haïti vit passionnément dans mes rêves. Je concilie souvent science et spiritualité, allie traditions et avant-gardisme, fusionne le terroir à sa diaspora, visionne un avenir prometteur sur les chiffons de notre histoire. Des études accomplies en biologie, psychologie et sciences de l’infirmerie, je flirte intellectuellement avec la politique, la sociologie et la philosophie mais réprouve les préjugés de l’élitisme intellectuel. Comme la chenille qui devient papillon, je m’applique à me métamorphoser en bloggeur, journaliste freelance et écrivain à temps partiel pour voleter sur tous les sujets qui me chatouillent.

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