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Haïti : Le droit du travail, l’entreprise, et la défense des ouvriers

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Jules Romains écrivait: « chez nous, nous étions pauvres, mais nous n’étions pas des pauvres »

Autrement dit, sa famille vivait modestement mais sans avoir le sentiment de perdre sa dignité et d’être exclue des activités et des modes de vie normaux du pays dans lequel elle habitait.  J’ai été poussé à réfléchir à cette phrase emblématique de la condition humaine qui nous renvoie d’abord à la dignité que mérite la classe ouvrière haïtienne, et ensuite au besoin de réformer le code du travail pour que la condition de l’ouvrier haïtien passe de la périphérie de ce texte de loi à son centre.

Dans une république démocratique, il n’est d’idéal plus grandiose que celui qui verrait chacun doit pouvoir vivre dignement de son travail. En effet, cet idéal républicain émane ouvertement du principe que dans la société promise par la république, le travail est au cœur des libertés fondamentales. Dans une perspective juridique, le droit répond à ce principe car on en trouve mention dans les articles 35 et 35-2 de la constitution haïtienne, relatifs à la liberté du travail. Ce principe est précisé dans la jurisprudence constitutionnelle haïtienne (article 35) de laquelle il découle que le but du travail est de pouvoir subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. En ce sens, cette disposition est l’expression d’une valeur essentielle au constitutionnalisme haïtien.

Cependant, cette valeur n’est plus d’actualité dans notre République car la politique d’emploi ne priorise pas les ouvriers. En effet, face à la dépréciation de la gourde, l’inflation scandaleuse des prix, et l’effondrement du pouvoir d’achat depuis plusieurs années, les conditions de travail dans les usines sont précaires et les rémunérations des ouvriers sont insuffisantes pour subvenir à leurs besoins élémentaires. Par conséquent, les ouvriers subissent la double peine de la pauvreté. Non seulement ils ont de faibles revenus qui n’ont été ni ajustés ni revalorisés par rapport à  l’inflation, mais ils doivent encore dépenser de plus en plus pour pouvoir vivre et travailler.

À cet égard, on peut s’attendre à ce que des gens qui auraient besoin d’un travail continu pour vivre  ne soient appauvris par ce même travail. Cependant, il est devenu clair que le salaire minimum actuel de 300 gourdes ($USD 1 = 65 gourdes ; € Euro 1= 78 gourdes), engendre exactement cela. Il est impossible, on le sait, de vivre avec 300 gourdes par jour. Dans une telle situation économique, ces ouvriers sont forcés à contracter des prêts pour compléter leurs salaires pour subsister et pour tenir leur engagement à l’usine. Par ailleurs, force est de constater que ces ouvriers vivent au bord du précipice dans la pauvreté absolue, sous la pression constante et dans l’angoisse économique. En tout état de cause, cela coûte très cher de vivre dans la pauvreté en Haïti.

Il ne suffit pas, dans une bonne démocratie, qu’il y ait une politique de création d’emplois. Il faut encore que cette politique soit digne du peuple, et je suis convaincue que les haïtiens méritent mieux. Le progrès économique doit être le préalable absolu de l’emploi. C’est la raison pour laquelle la mobilisation des ouvriers inspire un irrésistible appel. Il s’agit non seulement d’augmenter le salaire minimum, mais aussi pour réformer le code du travail afin de rééquilibrer les protections corporatistes et les sécurités individuelles. Nos ouvriers pourront ainsi gagner une rémunération digne et avoir des perspectives concrètes.

On dit souvent qu’Haïti souffre de son incapacité à attirer les investissements étrangers. Parmi les nombreux freins à l’investissement, les politiques et le patronat aiment à invoquer le niveau des salaires. Cependant, ce constat est un échec de l’imagination puisque la course au salaire le plus bas n’est ni une stratégie, ni une panacée pour la compétitivité. En outre, le secteur du textile bénéficie déjà de nombreux avantages du gouvernement haïtien et du gouvernement américain, parmi lesquels des avantages fiscaux et douaniers offerts par le biais des lois HOPE I (« Haitian Hemispheric Opportunity Through Partnership Encouragement ») et HOPE II. Il faudrait plutôt se résoudre à constater que le mauvais état des infrastructures, le manque d’accès à l’électricité, une capacité de production limitée, et des règles rigides et inadaptées constituent les vrais obstacles majeurs à l’investissement.

Je ne crois pas un instant que nous pourrons attirer l’investissement étranger en nivelant par le bas. En fait, il est nécessaire de renoncer une fois pour toute, clairement et explicitement, à cette politique.  En revanche, une vraie réforme du code du travail sur les grands principes—le temps de travail, le salaire minimum, l’égalité homme-femme—permettrait d’affronter les enjeux de façon concrète et socialement équitable. La simplification des procédures de licenciement, la réforme du contrat de travail, et la formation continue des ouvriers subventionnée par l’État permettrait d’offrir aux investisseurs de meilleures perspectives sur notre politique d’emploi. De plus, il faut donner aux syndicats les moyens de négocier et renforcer leur légitimité. Et finalement, dans les situations où la loi le permet, les textes doivent êtres appliqués avec une certaine souplesse afin d’abaisser le coût du travail  pour le patronat.

L’emploi est une affaire de dignité et de considération. C’est en travaillant que l’on peut vivre, éduquer ses enfants et s’émanciper de l’aliénation socio-économique. De surcroît, c’est le travail et le talent qui sont les catalyseurs de la mobilité sociale. Et, c’est surtout le travail qui permet de sortir de sa condition et de se faire une place dans la société.

Actuellement en Haïti, partout où l’on regarde, on ne voit que pleurs, malheurs, et misère. Une partie de nos maux provient du fait qu’une petite minorité est honteusement riche, une grande majorité est désespérément pauvre, et les richesses sont inégalement partagées. La lutte pour la hausse du salaire minimum en Haïti est emblématique de la lutte pour le développement économique, la croissance, le droit et la justice sociale, et la dignité de chaque haïtienne et de chaque haïtien. Dans ce domaine, comme beaucoup d’autres, nous devons lutter inlassablement pour faire plus pour ceux qui ont moins. Car si les haïtiens vivent pour beaucoup dans la pauvreté, ils ne sont pas pour autant des pauvres.

Wesley Laine

Images: Jeanty Junior Augustin

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Juriste | diplômé de l’École de Droit de Sciences Po et de la Harvard Law School | Cavalier sur un cheval cabré | Twitter : @WesleyLaine

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