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Haïti : la laïcité à l’aune des libertés fondamentales

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Notre histoire a fait de nous des enfants de la liberté. Nos aïeux ont cherché la liberté plus que la puissance; et la puissance seulement parce qu’en partie elle rendait libre. C’est ainsi que notre État constitutionnel a porté de manière très concrète le projet émancipateur de la République d’Haïti basé sur le droit, l’égalité, et le respect des libertés fondamentales.

Cependant, dans le constitutionnalisme haïtien, l’ambiguïté de la place de la religion met à rude épreuve le principe de la laïcité et des libertés fondamentales. Plus précisément, bien que la Constitution consacre le libre exercice de la religion, elle reste vague sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. La problématique est accentuée par un élément plutôt paradoxal.

La clause du libre exercice, à laquelle renvoie l’article 30 de la Constitution, accorde à chaque haïtienne et haïtien le droit de «professer librement sa religion et son culte». Par conséquent, chez nous, chacun est libre de croire ou de ne pas croire. Chacun est libre de pratiquer ou non une religion, avec le niveau d’intensité qu’il désire en son for intérieur. La clause susmentionnée est renforcée par l’article 30-1, duquel il découle, et qui énonce que nul ne peut être contraint «à suivre un enseignement religieux contraire à ses convictions». Ces deux articles imposent à l’État une obligation positive de protéger le citoyen contre toute forme de prosélytisme abusif. À cet égard, la clause du libre exercice est un pilier indispensable de notre République où nos citoyens ne se croient liés que par les lois.

En revanche, on remarque une absence de référence expresse à la séparation de l’Église et de l’État dans la Constitution haïtienne. Par conséquent, force est de constater une certaine affinité entre l’État, les politiques, et certains groupes religieux. L’État et les politiques sont officiellement impliqués dans les fêtes patronales, les messes catholiques, et les cérémonies vaudou. L’argent du contribuable finance régulièrement certaines activités religieuses par le biais du Ministère des cultes et certaines écoles religieuses sont subventionnées par l’État.

C’est un fait connu que les frontières assignées à la religion dans les affaires de l’État sont floues, et il convient de noter un manque de vigilance à cet égard. Certains politiques influencés par une doctrine religieuse tentent de faire entrer leurs croyances dans le constitutionnalisme haïtien. Les convictions religieuses se dévoilent et s’affirment de plus en plus dans les débats parlementaires et quelques législateurs s’en inspirent pour leurs propositions de lois. J’invoque ici la proposition de loi émanant du Sénat qui dans son ensemble viserait à pénaliser le mariage entre conjoints de même sexe, une pratique qui n’a d’ailleurs jamais été autorisée par le Code civil qui retient une définition hétérosexuée du mariage. Cette proposition de loi comprend, en outre, un deuxième volet qui réprimerait tout geste susceptible de faire la promotion de l’homosexualité. Et finalement, elle comprend une disposition qui sanctionnerait les personnes homosexuelles «avérées» par le refus de leur accorder un certificat de bonne vie et mœurs.

Cet article n’examinera pas le premier volet de cette proposition de loi car la définition du mariage est bien plus qu’une question juridique. Elle est aussi une question de société et une institution sociale. Toute disposition pertinente au mariage devrait suivre le processus démocratique ordinaire. C’est la raison pour laquelle la Cour européenne des droits de l’homme dans sa jurisprudence a opté pour laisser une marge d’appréciation aux États quant à l’organisation de cette institution.

Je mettrai, en revanche, l’accent sur les deux autres volets de cette proposition de loi dont le caractère discriminatoire et arbitraire ne fait pas de doute. Sur le plan substantiel, on peut légitimement supposer que toute loi préconisant ou ayant pour effet un traitement différencié d’un groupe particulier d’individus sans motif légitime serait elle-même considérée comme discriminatoire. La discrimination en raison de l’orientation sexuelle, motivée par une hostilité envers les homosexuels, ne saurait être considérée comme un motif légitime. Sur le plan des droits des citoyens, ce motif est inadmissible.

La source constitutionnelle fondamentale en matière de discrimination est l’article 19 de la Constitution haïtienne qui impose à l’État le devoir de garantir des droits fondamentaux à tous les citoyens haïtiens «sans distinction». La clause «sans distinction» est d’interprétation stricte. Celle-ci a pour objet la protection de tous les haïtiens contre toutes mesures discriminatoires. De surcroît, cette clause, stricto sensu, commande de traiter de la même manière les personnes se trouvant dans des situations similaires.

Bien que le droit haïtien ne repose sur une conception exigeante de la laïcité, elle prohibe cependant la constitutionnalisation de la discrimination. Par conséquent, tout législateur qui respecte la lettre de la Constitution ne saurait tenter d’imposer son point de vue religieux par le biais de propositions de lois à l’encontre d’une catégorie de citoyen. La Constitution a expressément proscrit la catégorisation des citoyens sur le territoire de la République, surtout quand cette distinction se fait sur une base discriminatoire ou un mécanisme de subordination. Voilà donc la réponse constitutionnelle.

Dans un État républicain, un peuple se définit à travers ses valeurs et ses lois. Le salut du peuple, comme disait Montesquieu, est la suprême loi. En effet, c’est la raison pour laquelle les bonnes républiques ont adopté, à cet égard, le principe de la laïcité—régime de la séparation de l’Église et de l’État. Aux États-Unis, par exemple, les deux clauses énoncées dans le 1er Amendement à la Constitution — la «Establishment clause» et la «Free Exercise clause»– établissent à la fois un mur entre l’État et l’église, et garantissent le libre exercice de la religion. Parallèlement, en France, d’abord l’article 1er de la Constitution du 27 octobre 1946 a défini la France comme «une République indivisible, laïque, démocratique et sociale», et ensuite cette disposition a été reprise subséquemment dans la Constitution du 4 Octobre 1958 sous la 5ème République.

Il n’y a pas une Haïti libérale et une Haïti conservatrice, il n’y a qu’une seule République et elle doit être ouverte à toutes les haïtiennes et tous les haïtiens. Face au prosélytisme croissant au parlement, la clause «sans distinction» est le dernier bouclier du principe d’égalité et de l’égale protection des citoyens dans notre République. Cette clause doit être protégée et respectée. La Constitution haïtienne ne fait pas de distinction entre citoyens noirs, blancs, métis, riches, pauvres, hétérosexuels, ou homosexuels. Chacune et chacun doit pouvoir se faire une place dans la société et doivent aussi bénéficier de l’égale protection des lois. C’est cela qui fait la grandeur de l’État; les normes religieuses ne peuvent justifier les législations discriminatoires. Et il importe de  veiller à ce que les excès du parlementarisme ne bousculent les libertés fondamentales.

L’égalité n’a de sens qu’entre individus libres, et la liberté est exercée entre égaux. La différenciation délibérée entre nos citoyens est inacceptable, inadmissible, et contre l’esprit des lois de la République. On ne peut laisser le champ libre aux extrêmes dont les idées anticonstitutionnelles consistent à nous tirer vers un ordre ancien qui n’a jamais existé dans notre pays. Il nous faut une conscience aiguë pour dénoncer notre propre inertie face à la discrimination contre nos concitoyens. Et enfin, il nous faut du courage pour défendre la liberté et la dignité de tout Homme.

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Juriste | diplômé de l’École de Droit de Sciences Po et de la Harvard Law School | Cavalier sur un cheval cabré | Twitter : @WesleyLaine

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