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Fort Dimanche, une mémoire dans l’oubli…

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Instrument de terreur, lieu lugubre, fer de lance d’un régime sanguinaire : jamais en Haïti, une prison n’a été aussi funeste. Fort Dimanche, dernière demeure ou expérience qui torture, déstabilise et élimine toute tentative d’opposition; raconte à elle seule une page de l’histoire du duvaliérisme en Haïti, entre 1957 et 1986. Mais si elle subsiste encore dans le souvenir des victimes comme celui des anciens tortionnaires, elle périt à petit feu dans la mémoire collective, perdu au fond d’un bidonville au nord de Port-au-Prince. Une situation qui, selon le RNDDH est une violation de droits et de dignité humaine.

En dessous des nouvelles couches de peinture appliquées à l’immeuble, on reconnaît encore la couleur jaunâtre que revêtaient les différents établissements militaires sous l’ancien régime. Dans l’arrière-cour de la prison moderne construite sous Jean Claude Duvalier, les ordures ne manquent pas. Le bâtiment est encore abandonné aux porcs.

Depuis 2005, les bâtiments principaux de l’établissement militaire de Fort Dimanche accueillent l’Institution mixte éducative de La Saline. Les anciennes cellules, toujours sombres, ont été réaménagées et transformées en salles de classe. Dans ce demi-jour, les enfants des classes maternelles sont formés à l’ombre d’une histoire qu’on ne leur raconte pas. Le directeur de l’établissement, Harry Pierre, explique pourtant fièrement la transformation de l’espace, d’une porcherie totalement abandonnée à une école fondamentale.

« Pour moi, l’école est une façon de pérenniser la mémoire de ceux qui ont souffert ici. C’est déjà bien qu’on ait pu faire de ce sinistre endroit un établissement scolaire », explique le directeur dont le bureau est logé dans une ancienne salle de garde.

A une centaine de mètres de là se trouve l’emplacement de l’ancienne prison de fort dimanche. C’est là, près du bord de mer, qu’on emmenait les prisonniers pour y être tués et jetés dans des fosses dont les cratères forment aujourd’hui des flaques d’eau. Aucune stèle, pas un signe pour saluer la mémoire des quelques fossiles qui se mêlent au sol, hormis les ordures et les excréments des nouveaux habitants de la zone. Le peu qui restait du bâtiment a été complètement rayé après le séisme du 12 janvier 2010.

Les victimes, elles, n’oublient cependant rien de l’atrocité qu’a représentée ce lieu. « Fort Dimanche était l’équivalent d’un camp de concentration et d’extermination », nous confie Liliane Pierre Paul, l’une des victimes de la dictature des Duvalier. Personne ne saura combien de personnes ont été torturées et exécutées à l’intérieur de cette prison.

Jadis isolé géographiquement de l’agglomération, « Fort Dimanche, Fort la mort » (pour reprendre le titre du livre-témoignage de Patrick Lemoine) était à l’origine une construction des colons français, transformée en base militaire sous l’occupation américaine. Papa Doc (Duvalier Père) l’a transformé en centre d’interrogatoire et lieu de détention, avant que son fils Baby Doc ne suive ses traces. En effet, le jeune président à vie a fait construire un nouveau bâtiment en 1976, mais qui n’a servi que pour quelques semaines. Baby doc a ordonné la libération des prisonniers politiques. Après la fin de la dictature marquée par le départ du jeune Néo-Sultan le 7 février 1986, les Forces armées d’Haïti ont continué de l’utiliser comme caserne, selon ce que nous raconte l’historien Georges Michel.

Deux mois plus tard, la première tentative d’un travail de mémoire a été marquée. Ce 26 avril 1986, journée ensanglantée. Des militants qui voulaient réclamer justice pour les victimes du duvaliérisme, notamment ceux qui ont péri sous les mains cruelles des « Tontons Macoutes » et autres sbires du régime  au cours de la sombre journée du 26 avril 1963, ont eux aussi laissé leurs peaux, alors que la marche se dirigeait vers l’ancienne prison.

Fort Dimanche a dû patienter jusqu’au 8 février 1991 pour accueillir sa première visite mémorielle et officielle. Le président Jean-Bertrand Aristide, fraîchement élu, s’y est rendu. Devant des militants des droits de l’homme, le président avait pris l’engagement de transformer la prison en musée. Promesse non tenue, puisque l’ancien prête de Saint Jean Bosco a été, sept mois plus tard, renversé. De retour d’exil en 1994, Jean Bertrand Aristide ne prit aucune disposition pour concrétiser son projet. Les gouvernements qui lui ont succédé ont maintenu ce même  laxisme.

20141119_125706Aujourd’hui, Fort Dimanche est un lieu ordinaire dans la localité de La Saline, particulièrement dans le village de la démocratie, taxée de zone de non-droit et d’extrême pauvreté en raison du niveau de vie de ses habitants. Ce quartier a été assiégé par une partie du groupe de personnes qui accompagnait l’ex-président Aristide lors de ses hommages. Près de trente ans après la chute du régime des Duvalier, on a du mal à identifier ce lieu célèbre dans un décor malsain, entouré de taudis, traversé par des sentiers marécageux.

« Il est vrai que cela demande beaucoup de savoir-faire, des ressources humaines et beaucoup de ressources financières pour transformer ce lieu en musée, explique la journaliste vedette de Radio Haïti. Mais on pourrait copier sur d’autres pays comme la Pologne ou le Cambodge qui ont su transformer des lieux du même type en des centres de recueillement

«Beaucoup de témoins et d’acteurs clés sont déjà morts. Transformer cette prison en un lieu de mémoire aiderait à se rappeler ce qui s’est passé là-bas, de génération en génération, pour éviter de répéter ces mêmes atrocités. » Liliane Pierre-Paul accuse les gouvernements qui ont succédé aux Duvalier, mais aussi la société civile. « Il y a des gens qui font partie de l’élite haïtienne qui refusent de faire pression sur les décideurs pour rendre justice aux nombreuses victimes de Fort Dimanche », affirme-t-elle.

Selon les habitants de la zone, plusieurs visites ont été réalisées par des fonctionnaires publics sur les lieux ces derniers mois. Les promesses et les projets comme celui d’Aristide se sont multipliés autour de l’ancien centre de détention. Des organisations de la société civile et des représentants de l’État tentent encore de restaurer la mémoire de Fort Dimanche. Cependant, sur place, rien ne laisse présager de dispositions pour des travaux concrets. La restauration de la mémoire des victimes attend toujours.

La dernière tentative visant à réhabiliter l’espace remonte à quelques mois. L’initiative était du ministère du Commerce et de l’Industrie. Le projet consistait à transformer les lieux en une zone franche commerciale et un musée des martyrs. « Il s’agissait en tout premier lieu d’utiliser le bord de mer pour construire un entrepôt, en vue de stocker des marchandises pour pallier d’éventuelles raretés de produits spécifiques sur le marché », a fait savoir Wilson Laleau, Ministre du Commerce et de l’Industrie.

Mais on voulait aussi garder la mémoire de ce lieu riche en histoire. En construisant le musée des martyrs, on entendait perpétuer la dimension historique de l’espace. Sur les atrocités connues par des milliers de prisonniers afin d’éviter que pareilles choses ne se reproduisent dans notre pays, selon le ministre Laleau. Ce projet de l’administration Martelly comme celui de Jean- Bertrand Aristide et d’autres restera lettre morte. Sans donner plus d’explications, Wilson Laleau affirme que le gouvernement n’a pas pu donner suite à l’initiative.

Pour sa part, Pierre Espérance du Réseau national de Défense de Droits Humaines, RNDDH déplore cette situation qui, selon lui, dénote une violation grave du droit et de la dignité des victimes et parents concernés. Le militant cependant annonce que des pourparlers entre son organisme et des pays étrangers notamment la Suisse, la France et quelques pays scandinaves ont débouché sur une éventuelle collaboration, dans la construction d’un monument mémorial. Toutefois, reconnaît-il, l’Etat haïtien est l’institution qui doit donner le ton dans cette démarche. En attendant une volonté politique pour ressusciter cet endroit historique dans la mémoire collective, Fort Dimanche reste enfoui dans les oubliettes.

Joël Fanfan & Olivier Louis-Joseph  

Joël Fanfan travaille comme journaliste depuis environ une dizaine d’années. Passionné de l’écriture, il est contributeur à Ayibopost.

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