EN UNE

Est-ce que ça dérange ?

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Mario

« Déjà sept heures. Il va falloir que je travaille plus tard aujourd’hui, avec cette affaire de cyclone, j’ignore pendant combien de temps je serai bloqué à la maison… J’espère que Sonette trouvera quelque chose à manger pour les deux jours, après avoir payé le loyer et le mois de juin pour que le directeur nous remette le carnet scolaire de Rubens ; il ne m’est pas resté une seule gourde… Dieu merci, il a accepté de prendre le petit jusqu’à ce qu’on paye les frais d’entrée le mois prochain. Je n’aurais pas pu voir Rubens traîner dans le quartier alors que les enfants du voisinage sont à l’école… Si seulement Claudine avait déjà pu trouver du travail au Chili, elle nous aurait sûrement envoyé un petit quelque chose pour la rentrée des classes ! Je me demande si nous verrons jamais la couleur de cet argent dépensé pour l’envoyer là-bas… Enfin, vaut mieux qu’elle soit partout ailleurs qu’ici ».

– Au moins tu sais que ta fille pourra faire quelque chose de sa vie là-bas, ici tu ne vois pas qu’on se fout des jeunes qui ont fait l’université », lui rappelait tout le temps son collègue Jean Claude lorsqu’il lui faisait part de son inquiétude de savoir sa fille seule dans un pays étranger où certains médias commençaient à mener une campagne anti-haïtiens.

Il passa son arme d’une main à l’autre. Un calibre 12 dont il ne s’était jamais servi depuis plus de deux ans qu’il était gardien de sécurité au supermarché. Il aida un client à stationner son véhicule portant une plaque officielle. Une jeune femme descendit de la voiture. Sans même le remarquer, elle se dirigea vers l’entrée du bâtiment de deux étages surmonté des lettres rouges GIANT.

Mario se mit à observer les voitures qui rentraient et sortaient pour ne pas avoir à songer au cyclone Irma qui arrivait bientôt. S’il est aussi destructeur qu’on l’annonçait, vendredi ce sera rèl kay makorèl dans le bidonville au bas de la Ville où il habitait.

Sagine

« Merde ! Plus de pain ! Je ne comprends pas pourquoi ce razzia sur le pain dès qu’on annonce un cyclone ! On dirait que les haïtiens ne bouffent plus que ça : du pain et du riz !… Et puis si seulement Jérôme me donnait du cash et pas sa foutue carte ! Il pense que c’est avec sa carte que je vais me faire mettre mon front lace au studio de Dada ! Cette parvenue ne veut plus me faire quoique ce soit à crédit depuis qu’elle sait que je fréquente un député. Comme si d’un coup je n’allais plus avoir de problème d’argent ! Et ma mère qui a encore acheté un sac de charbon à crédit… Avec ce cyclone si elle ne le met pas à l’intérieur de la maison il sera mouillé et elle ne pourra le revendre qu’avec le retour du soleil ! J’ai bien dit à ma mère qu’elle n’a plus besoin de continuer avec ce commerce de charbon, mais non elle s’inquiète toujours ! « Gigine pitit se sak nan men w ki di w verite, talè w leve yon jou w ap rele mesye a li pa reponn ou. » Que Jérôme ne me réponde pas, la belle blague ! Je n’ai pas été à Carrefour voir ce wangatè pour rien. Ce n’est pas pour rien que je l’ai laissé mettre ses grosses lèvres repoussantes sur ma bouche. Jérôme sera attaché à moi aussi longtemps que je le souhaite… Regardez-moi celle-là. Elle commence à s’habituer à me voir ici. Elle doit se dire « Men limena a» ! Et alors ? Au moins je ne m’aplatis pas les fesses derrière une caisse toute la sainte journée pour recevoir à la fin du mois un salaire de misère… Quel regard ! On voit qu’elle est jalouse !

Sagine déposa rageusement ses achats sur le comptoir de la caisse et se mit à pianoter d’impatience avec ces ongles magnifiquement manucurés. Lorsqu’elle s’engouffra dans la voiture aux vitres teintées, l’homme qui l’attendait parlait au téléphone.

Jerôme

  • Rasta a t ap sal kò l, bidjè a ta vote li revote ankò ! Et avec Irma qui s’en vient, bagay yo pral bèl nan men nou! Est-ce que ça dérange ?

L’homme partit d’un rire gras avant de mettre fin à la communication. Il regarda la jeune femme qui arrangeait tous ses sachets et se demanda si elle ne venait pas de mettre le compte à sec.

«  De la bouffe, de la bouffe encore et toujours ! C’est à cela qu’on reconnaissait les malerèz… Combien de frères et de sœurs, Sagine avait-elle déjà ? Six, sept ? Les malerèz était la plaie de ce foutu pays ! Toujours à quémander l’aide de l’Etat, incapable d’arrêter de mettre des gosses au monde tous les ans… Sagine était belle, une petite bête au lit qui la distrayait de Soimène. Putain ! Ce prénom ne seyait vraiment plus à sa femme maintenant qu’elle était épouse d’un député. Avant cela ne causait pas problème lorsqu’il vivait à Savane Zombi et était l’insignifiant prof de l’école communale, mais maintenant, il fallait à sa femme un prénom correspondant à son rang. Il devrait peut-être penser à légiférer sur cela… que la femme en se mariant puisse prendre, le prénom et le nom de l’époux. Sa femme s’appellerait alors Mme Jerôme Deboursieu.

L’argent du vote du budget additionné à celui qui allait pleuvoir du ciel après les tonnes de pluies d’Irma allait complètement changer la donne ; il prévoyait déjà de s’acheter une maison à Montagne Noire. Il fallait vraiment qu’il pense à embourgeoiser un peu le prénom de sa femme… ou divorcer. Sagine avec sa peau claire et ses longs cheveux, on dirait une marabou, ferait certainement sensation. Sagine Debour…

La voiture s’arrêta brusquement, le député sursauta et fit tomber son téléphone.

  • Ben, sa k ap pase w la a ? s’énerva-t-il.
  • Yon ti kokorat k al travèse devan m nan wi depite, bégaya le chauffeur.
  • Gade kaka ! M pa di w ofisyèl pa fout frennen pou moun, menm si se manman m ki vinn travèse devan w pase sou li ! Ou bezwen fè kidnape m ?

Il allait continuer à sermonner le chauffeur lorsqu’il vit Sagine se tasser sur elle-même. Cette petite imbécile prenait peur dès qu’il élevait la voix parce qu’il lui avait flanqué une baffe un jour, il avait trop bu.

Il était temps qu’il se débarrasse de Soimène qui avait le don de le refroidir dès qu’elle lui rappelait ses frasques à Savane Zombi…

Raj

Le petit garçon s’appuya à un mur, les jambes flageolantes et son cœur battant la chamade. Il n’avait pas vu venir la voiture et avait failli se faire percuter ! Les passants qui auraient pu être les témoins d’un drame ne s’arrêtèrent pourtant pas pour lui demander s’il allait bien. Une dame se contenta de lancer à un homme qui allait approcher l’enfant : « Ti kokorat sa yo se dyab ki sou yo, depi kilè w konn wè machinn frape yo ? »

Le garçon se laissa aller sur le trottoir en regardant les passants. Sur le coup de l’émotion, il ne sentait plus la force de courir après les tap tap pour gagner sa pitance. Les gens semblaient inquiets, pressés comme d’habitude mais un peu angoissés, il le sentait. Subitement, une curieuse peur l’envahit, le cyclone allait venir. Il sera dans les rues sans abris avec tout le lavalas qui allait descendre. Il n’était pas question qu’il retourne au centre de Delmas où il était traité comme un chien. Les gens allaient et venaient, presque tous parlait du cyclone. Raj se sentit de plus en plus invisible et vulnérable. Pour la première fois de sa vie, il souhaitait avoir un père ou une mère qui penserait à sa sécurité et sa survie. Il souhaita dormir sous un toit et non le faire à la belle étoile ce soir. Le ciel s’assombrit, le petit garçon leva les yeux, les premières gouttes de pluie se mêlèrent à ses larmes.

Jowànn

J'écris parce que le monde est dégueulasse. Le jour où il ne le sera plus, je me mettrai au chant!

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