AYIBOFANMEN UNESOCIÉTÉ

Cette forme d’esclavage maintenue par les anciens colonisés

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Il y avait ce bruit assourdissant qui constituait, depuis l’avènement de la nouvelle démocratie, une forme d’incitation à l’achat. Ce jour-là aussi, les décibels partant de la boutique d’en face, m’obligèrent à me rendre jusqu’au coin de la rue pour répondre à un appel téléphonique. La conversation étant terminée, je raccrochai.

W’ap achte mesye ? Me demanda une voix teintée d’innocence. Je me suis alors tourné vers l’enfant-marchand, j’ai souri et exprimé, avec gentillesse, mon désintérêt ponctuel à acheter les  bonbons  à base de menthe qu’elle offrait.

Elle me rétorqua alors « Achte kanmenm, menm si w pa bezwen l, ou sanble gen mwayen e m’ anvi retounen lakay mwen ». Je ne me suis pas fait supplier, je suis revenu à la maison, j’ai tiré  un billet de mon portefeuille et j’ai acheté ses sucreries que j’allais distribuer à certains jeunes du quartier. La fille-marchande ambulante est maintenant partie. Cependant sa voix, ses yeux, ses haillons et sa persévérance restaient. Pour utiliser une image propre à ce contexte, je dirais que mon esprit était colonisé. J’étais impressionné par l’intelligence dont la fille a fait preuve durant notre court échange. Elle me sembla douée.

Cette rencontre m’avait particulièrement bouleversé. Outre mes préoccupations par rapport au non-respect des droits de cette enfant, je m’interrogeais sur les causes et les conséquences de sa situation. Une situation à la fois triste et révoltante. Je me suis alors promis de me pencher plus profondément sur ce dossier et de voir avec les autres membres de Diagnostik Group comment adresser ces abus dignes d’un moyen-âge obscur. Quelques jours plus tard, mes obligations quotidiennes avaient réussi à me distraire. J’étais en train d’expérimenter ce qui arrive souvent aux ONG spécialisées dans les réponses d’urgence. Cette urgence était devenue chronique et il y avait d’autres plus pressantes à gérer. Les projecteurs étaient alors tournés, jusqu’à ce qu’un jour, quelqu’un frappe à ma porte. Ma sœur m’avertit qu’une fillette demandait à me voir. Quand je me suis présenté, la fille-marchande ambulante était là, sollicitant la même faveur de la dernière fois.

Alerté par quelques cicatrices sur sa peau, je me suis alors permis de creuser un peu plus sur ses conditions de vie. Sans surprise, mais avec la mort dans l’âme, j’ai appris qu’elle est régulièrement battue par la tante qui est censée assurer sa garde. Son père n’est qu’un géniteur et sa mère vit à Port-au-Prince depuis trois ans. Pas une fois, sa tante ne lui a laissé l’occasion de parler à sa mère durant ces trois années: c’est sa politique d’isolement et de non-redevance. Elle me confia être renvoyée de l’école tous les vendredis pour n’avoir pas le maillot de 400 gourdes exigé par la direction. Elle est la plus jeune de la maison et pourtant, elle assure une fonction de couche-tard, lève-tôt.

Quand elle a la maladresse de profiter des 4h du matin dans ce qui lui tient lieu de lit, elle est sévèrement réprimandée et battue. Lorsque la préparation des bonbons laisse du sucre sur le sol, c’est sa responsabilité singulière de s’en débarrasser. Elle est soumise aux traitements les plus amers pour assurer la durabilité de cette entreprise de sucrerie. Ne pas réussir à  vendre complètement sa marchandise équivaut à une séance de bastonnade dont l’intensité varie d’atroce à innommable. Voilà à quelle existence macabre est livrée une fille de la république régénératrice de la liberté des noirs d’Amérique !

À travers la narration de ce drame, je ne tiens surtout pas à souligner la méchanceté de la tante, ni même l’irresponsabilité et la négligence fortement condamnable de la mère, qui n’insiste jamais pour parler directement à sa fille. Je suis plutôt abasourdi par cette jeune vie gâchée, cette potentielle étoile tuée dans sa période de gestation, ce cycle de violence qu’on installe dans ce cœur pourtant bouillonnant d’innocence. Je crains que 10 ans plus tard, cette fille devenant mère, n’inflige à sa progéniture le même traitement dont elle a été victime. Elle aura donné ce qu’elle avait reçu ! Toute son enfance, elle a été traitée en canard, n’attendons pas qu’elle se comporte en poisson face aux vagues de la vie. Mon cœur se froisse à l’idée que cette maltraitance, cette sous-alimentation et ces cours chômés constituent le terrain le plus fertile pour le renouvellement de ce cycle de misère.

Je n’appelle pas à la responsabilité de l’État, je n’appelle pas non plus à la vocation de l’Église et de la famille, encore moins à l’engagement de la société civile, j’appelle seulement à la conscience humaine, s’il en existe encore !

Dr Valéry Moise, lyvera7@yahoo.fr

Image: Chevellin Pierre 

Valéry Moise, est un jeune Médecin très impliqué dans la société civile. Il est également Président de Diagnostik Group, une organisation à but non lucratif oeuvrant dans les domaines d'éducation sanitaire, de promotion des Droits de l'enfant, d'éco-responsabilité et du développement durable. Valéry détient un double certificat en Droit de l'Enfant de l'Université de Moncton. Il est Ambassadeur de la francophonie des Amériques, Député au Parlement Francophone des Jeunes des Amériques, Mondoblogueur et Représentant Jeunesse au sein de l'Association Francophone de Défense des Droits de l'Enfant.

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